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    Chambre à part

    par Jean-Michel Maulpoix

    Texte paru dans le numéro 65 du Nouveau recueil

    Premier état d'un texte à paraître dans Pas sur la neige, aux éditions du Mercure de France, en février 2004


     

     

    I.M.G.I*

    Je ne l’ai connue que vêtue de noir. Un peigne d’écaille dans ses cheveux gris. Les yeux aussi d’un gris étrange. Lavé de vieilles larmes. Toute sa personne un peu voûtée. Par quel fardeau que je porte à mon tour ? Voilà ce qu’il m’importe à présent de comprendre…

     

    Je n’ai pas de pays natal. Seulement un temps natal. Fait de croix blanches, de drapeaux fléchis, de sonneries aux morts et de brouillards de novembre. Un temps beaucoup plus vieux que moi. Des photographies s’en souviennent, des récits, quelques objets… Et des larmes encore dans les yeux de ma mère. Un temps que l’on m’a légué en me donnant le jour. Un âge dont il m’appartient de consoler la douleur et de perpétuer le souvenir. Le temps noir du poème. Inexorablement, il relie ma naissance à la disparition. Il m’enferme entre les quatre murs de chagrin d’une chambre à part.

    Là, sont mes papiers, ma plume et mes livres. Ecrivant, je garde les yeux fixés sur une histoire qui ne m’appartient pas. Une légende dont je suis le fils.

    Dans cette chambre de mots, je continue d’apprendre à lire. Fidèle ainsi à sa mémoire. Je reste son élève, soucieux de progresser. Appliqué à mieux dire. Recherchant le mot juste.

    Toujours, sa silhouette se penche sur mon épaule. De son cœur mort, je suis le scribe. Je continue d’aimer les cahiers neufs. Et, jusque dans la chambre, les odeurs de cuisine. Une dictée, une récitation après la classe, cela que l’écriture demeure après toute ces années. Un dimanche, un jeudi après-midi : un autre temps qui vient en plus, ou à côté. Un temps à part. Cette lumière qui décline : c’est le soir à présent. Le mot « tilleul » ou le mot « soupe » répètent son intimité grise.

     

    Stricte. Cette femme était stricte. L’ai-je vue sourire ? Je ne m’en souviens pas. Et pourtant son image est douce. Aujourd’hui comme naguère je reviens auprès d’elle trouver refuge.

    M’aurait-elle « volé » à ma mère ? Ainsi posée, la question est stupide. Si fiévreuse était leur intimité que je devinais en l’une ce que l’autre tenait silencieuse.

     

    Ces pages : un bref mémorial. Juste un chemin de signes reconduisant mon encre à sa source. En remontant le cours. S’efforçant de dire le pourquoi de ce corps noir.

    Il me reste si peu de souvenirs. Aucun détail à rapporter. Juste une silhouette de veuve sombre dont brille le regard gris. Oui, que l’on n’oublie pas cela : de l’éclat, avec elle, est venu se mêler à mon goût secret du malheur. Ecriture : elle m’offrit le poison avec son antidote.

     

    Ienné. C’était son nom à elle. Georgette de son prénom.

    Elle. Ce noyau noir. Ce vide en moi creusé. Ce vide dont je suis né.

    Elle, l’Institutrice, ma grand’mère. L’ouvrière des signes. La Maîtresse. La Directrice. La Mère-grand. Cette odeur de soupe, de craie et de chagrin dans mon encre.

    Elle, demeurée limpide. Installée au ciel. Et pour toujours ce même bleu gris, couleur de la pensée, du souci. On dit que c’est la couleur du monde tel que le nouveau-né le perçoit.

     

    Biographie : je ne la connus que vêtue de noir, les cheveux blancs tenus par un peigne d’écaille. En deuil de cet éphémère mari qui avait partagé son lit quelques mois, le temps de lui faire une enfant, puis l’avait laissée veuve à trente ans, dévouée toute à autrui, ayant tiré un trait sur sa propre vie, ne sachant ou ne voulant plus savoir ce que pouvait être une main d’homme, et n’ayant plus de corps à elle, peut-être même plus de désir, tricotant des pulls pour ses petits enfants, leur apportant parfois des gâteaux le dimanche, et pour le reste buvant sa soupe, son bol de tilleul ou son café au lait, soir après soir toute la semaine.

    Elle avait acheté un poste de télévision. Quand je venais dormir chez elle, de temps en temps, le samedi soir, après les classes, elle m’installait pour la nuit sur le canapé du salon et nous regardions ensemble Au nom de la loi, avec Steve Mac Queen, Zorro, ou Rintintin. Je conserve de ce temps-là peu de souvenirs distincts : l’architecture étrange de l’immeuble moderne où elle habitait, surnommé « la banane », l’emplacement du buffet dans le salon, où elle conservait soigneusement deux ou trois paquets de cahiers neufs (j’appris à écrire sur leurs gros carreaux), la couleur gris-violet du couvre-lit, et dans la cuisine deux bols de porcelaine. Rien de plus. La mémoire me manque. Peut-être se résume-t-elle toute en définitive à ce simple titre de série télévisée « Au nom de la loi », tant cette femme inscrivit en moi quelque chose comme un ordre : une structure et une destinée.

     

     

    Ne rôde-t-il ainsi, au-dessus de quantité d’œuvres, la figure obsédante d’une chère morte qui fixe à l’écrivain son sort et son devoir ?

    Des désirs sans objet, des chimères, des amours désaffectées, telles furent mes ruines précoces. Toute une vie construite autour de l’idée que « le bonheur ne peut jamais avoir lieu. » Est-il possible que de notre propre vie nous ne soyons que les fantômes ?

    Sa peau, jusqu’à l’angoisse, a manqué de caresses. Sinon, pourquoi en serais-je venu à sucer la langue comme un sein et à rechercher la tiédeur dans la musique des mots ?

     

    Je n’ai pourtant guère écrit de poèmes. Peu de vers, mais des phrases : la coulure précise des larmes des morts dont chacun sait que les joues sont de papier. Tirer de la noirceur des fils nombreux, multiplier les nœuds ou briser net… Fabriquer pour elle un corps d’encre.

    Poésie en prose : la poésie est la muette. La prose son habit noir.

    Ne resterait du corps qu’une toile d’araignée : des frissons et des trous. De la peau, les pores. Sur la page, à la pointe agaçante de la plume, la recherche obstinée d’un autre toucher. Une vie penchée, toute d’encre et d’or. Sa vie à elle, couchée dans ma chambre d’écriture.

     

    Je regarde le monde avec ses yeux gris. A travers la pluie de novembre. Ecrire n’est que cela : briller (en larmes) dans son regard à elle. Donner à aimer ses yeux gris.

     

     

     

    Jean-Michel Maulpoix