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Lectures de 

Saint-John Perse

par Jean-Michel Maulpoix


Autres essais :


Jean-Michel Maulpoix

Du lyrisme

éd. J.Corti, 2000

446 pages


 





 

 

 

 

 

 

 De la difficulté...

Poète intimidant. Par le ton de son œuvre. Son lyrisme altier et complexe. Son autorité poétique en porte à faux avec l’époque marquée plutôt par l’affaiblissement du lyrisme. Œuvre suprêmement élaborée, de très haute tenue, qui propose de la poésie une image d’une rare exigence.

Perse a construit lui-même sa légende, en organisant en personne ses Œuvres complètes dans La Pléiade, en allant paraît-il jusqu’à écrire ou réécrire certaines de ses lettres exprès pour cette occasion, en contrôlant les discours critiques le concernant : en refusant le biographique aussi bien que les comparaisons ou les rapprochements avec d’autres, en se dressant à lui-même une espèce de stèle biographique dans la « Biographie » de la Pléiade qui le montre « Prince du royaume d’enfance, jeune prodige littéraire choyé par ses aînés, ami et conseiller des grands de ce monde, instruit des choses littéraires comme des choses scientifiques, perpétuel exilé et partout chez lui.[1] »

A donc enclos lui-même son œuvre dans cette Pléiade-monument. Ce qui m’inspire une réflexion liminaire sur trois pierres couchées, trois dalles, trois tombeaux : la Pléiade, le très lourd volume « Honneur à Saint-John Perse » et la tombe du cimetière de Giens, bloc de pierre très dense et très épais taillé tout d’une pièce où repose la dépouille de M. Alexis Léger Léger… Cela correspond sans doute à une idée persienne du monumental. Et laisse entendre une fois de plus  l’écart entre la réalité et le poème, entre le biographique et le lyrique…

Difficulté du propos critique

● Qui étudie cette œuvre court le risque de la simplification, de la schématisation et de la caricature. Comme celle de René Char, la parole de Perse prête le flanc à une interprétation simpliste qui n’en retient que la superbe et en néglige la part d’ombre. (La détestation pongienne en est l’exemple : elle traite de « mômerie ridicule[2] » la « manie de la grandeur » persienne. Ponge – qui n’en est pas à une délicatesse près  – traite également Perse « d’ imposteur » et de « personnage très déplaisant »[3].

Un mot du discours de Stockholm peut être cité en réponse à cela : « Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne ». Ce serait se méprendre que de négliger le rapport qui lie cette puissante construction lyrique à l’idée de néant.

● D’où une espèce de dilemme critique : faut-il suivre la voie (sévère et très balisée) tracée par le poète lui-même à propos de la lecture de son œuvre, et accepter ses interdits, ses restrictions, ses répugnances et ses dénégations… Ou faut-il le contester, peut-être le trahir, par exemple en allant chercher dans son œuvre cela même qu’il prétend avoir refusé d’y mettre (actualité politique, incidence personnelle, collusion entre l’écrivain et l’homme de vie publique » (OC, 553)…)?

L’objectif est évidemment ici d’entrer dans la cohérence de l’œuvre, d’en saisir les principes et le projet, aussi bien que la réalisation. La vraie question est celle du pourquoi et du comment de cette entreprise poétique : comment est-elle possible en son temps et malgré lui ?

 

Difficulté de lecture

 

● La difficulté première est de compréhension : difficulté du vocabulaire persien qui a le goût des étymologies aussi bien que de la précision scientifique. Problèmes lexicaux, syntaxiques. Difficulté de saisir le sens, le projet, la visée… Risque donc de plaquer un discours en porte-à-faux ou plus ou moins artificiel…

● Roger Caillois montre combien cette poésie est de nature encyclopédique, combien le poète se garde « de la fantaisie sans limites d’une facile féerie » (PSJP, 142) et offre au contraire des éléments véritables d’une façon « allustive ou énigmatique ». Fidèle à la leçon mallarméenne, SJP suggère, écourte (jusque dans l’énumération et la redondance), ne livre que des détails choisis, suscite la perplexité du lecteur, diffère la compréhension, et trouble ainsi délibérément la lecture…

Il se plaît également aux incongruités, aux singularités dignes de fabuleuses Annales (Caillois, 149), telles que le réel y semble spontanément légendaire, telles aussi qu’en ces incidents merveilleux le poème en vienne à se faire « chronique ». Mais de quoi ? On ne sait pas très bien… Comme l’écrit Hugo Friedrich dans Structures de la poésie moderne : « Dans leur contenu, ces poèmes semblent à peine saisissables » (p.291) Ou : « Des vers très longs rappelant les hymnes ou les psaumes submergent le lecteur comme des flots cosmiques. »

Cette espèce d’encyclopédie abrégée de l’inouï et de l’inconcevable, conjuguée à l’allure et à la tonalité très lyrique (exclamatoire, emphatique) de cette haute parole louangeuse, renforce la puissance de l’électif : objets choisis et mots choisis, le poème ne laisse rien au hasard. Il détache, il sublime, il vise la quintessence tout en liant ses précieux objets à d’autres en son tissage…

→ Ainsi y a-t-il une difficulté de lecture inhérente au projet persien. Le poète fabrique de l’inouï. Ou porte le réel vers le légendaire. Il irréalise délibérément et étend une espèce d’utopie verbale où s’estompent les coordonnées du temps et de l’espace. « Poète, celui qui rompt pour nous l’accoutumance », disait Perse…

Le poète installe un milieu et instaure un règle : en quelque façon, il reconstitue fictivement, par les seuls moyens de son verbe, cet idéal dont Baudelaire et ses successeurs avaient douloureusement constaté la chute.→ SJP relève le poème…

 

Mais il faut sans doute ajouter un autre objet ou caractère à cette étrange démarche encyclopédique de la poésie persienne qui brasse tant d’éléments dans une telle houle poétique… Si elle désigne, classe, distingue, prescrit, c’est aussi afin de mettre de l’ordre dans un monde émietté et divisé. De le rendre mieux lisible, fût-ce au prix d’une lecture désarmante ou désarmée… Il me semble qu’il subsiste quelque chose d’un usage diplomatique dans la façon persienne de se montrer soucieux des clauses et des procédures, à propos du langage comme à propos du monde (cf Caillois, p.156)

→ « il prend parti pour la civilisation contre le désordre dela nature ».

 

 

 



[1] Saint-John Perse sans masque, p.10.

[2] OC, Pléiade, T.2, p .1325.

[3] Idem, p.1406

 

 

 

(à suivre...)