Poiéma
représente l’un des deux axes du Centre de recherches
le Centre
Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature
(Université de Nice). Les chercheurs qui
participent à la vie de Poiéma
sont des spécialistes de Littérature Française du
Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, des spécialistes
de Littérature Générale et Comparée et également
des spécialistes des Langues étrangères.
Si
les poétiques modernes ont entrepris d'explorer, voire
de dissiper les frontières entre réflexion et pratique
esthétiques, notre projet, à travers le dialogue
instauré au sein de ce groupe de recherches, est d'appréhender
la poésie en étant conscient des sensations produites
par l'œuvre artistique, mais aussi en s'interrogeant,
dans une perspective spéculaire, sur la création de
ces sensations.
Ce
groupe de réflexion sur la poésie présente donc deux
spécificités : d’abord, contrairement aux
autres centres de poésie qui sont, le plus souvent, des
centres de poésie contemporaine, nous présentons un
projet qui permet, à travers le genre poétique, un
dialogue diachronique entre différents siècles et différents
contextes socio-culturels. Par ailleurs, avec le
concours des spécialistes de la littérature comparée
et de la littérature étrangère, notre groupe cherche
à ouvrir la réflexion sur la poésie à d’autres
domaines linguistiques et culturels. Après un cycle de
conférences sur la question du rythme (textes publiés
aux éditions Champion), nous abordons les questions de
la traduction de la poésie et de la relation entre la
poésie et l’image (colloque sur « Le Trait »).
Le Trait : langue,
visage, paysage. De la lettre à la figure
Notre point de départ a été la récurrence
chez plusieurs poètes contemporains de la comparaison
entre langue et paysage, ce dernier terme appelant
presque toujours celui de visage, par le jeu de l'étymologie
autant que de la paronomase : le visage est ce qui
s'offre à la vue tout comme le paysage est, selon le
Robert, la « partie d'un pays que la nature présente
à un observateur ». Cette comparaison se trouve
notamment chez trois poètes qui participeront au
colloque, Silvia Baron Supervielle, James Sacré et
Michel Collot :
Le
paysage est quelque chose qui manque, me manque. Le mot paysage
remplace
un mot qui n'a pas d'existence. C'est un mot qui manque,
qui me manque. Le paysage est synonyme de passé,
d'amour, de désir, de beauté : de tout ce à quoi
l'accès absolu est impossible. il est aussi étrange
que soi. Il est, comme dit le mot, un pays et un visage.
Un pays effacé des atlas et un visage introuvable. Il
est peut-être le visage d'un dieu.
Je
compris qu'il pouvait être une langue. [...]
La
langue du peintre se change en écriture de la lumière
et silence des formes. Lorsque je me rapproche des
papiers, j'ai la nostalgie de la peinture, du dessin, de
l'abstraction. J'ai le désir d'écrire sans mots.[1]
Venir en ta langue c'est comme apprendre un
visage et des formes d'un pays. [2]
La langue s'appauvrit de ne plus avoir à dire le
concret, l'infinie variété des choses qui sont autant
de versions du monde possibles. pour désigner une datte
aux divers moments de sa maturation, l'arabe dispose
d'une douzaine de mots différents. À production
standard, vocabulaire de base.
Les
mots eux-mêmes sont devenus des produits finis, prêts
à consommer. le paysage se réduit au cliché, à la
carte postale. Pour déconstruire ces préfabriqués de
la parole et du regard, il faudrait cesser de le
reproduire, pour à nouveau le produire. Renouer,
artiste, artisan, paysan, le geste qui accompagne la
croissance des choses, hors de nous et en nous. L'épouser,
l'éprouver. En creusant la mémoire de l'idiome, y créer
l'inédit.
La
langue comme le paysage est toujours à refaire.[3]
Pour mieux cerner les enjeux de ces comparaisons,
la réflexion pourrait se développer selon deux axes,
eux-mêmes pouvant à leur tour se subdiviser :
—
le rapport à la langue pensée comme paysage et/ou
visage, ce qui pourrait conduire à approfondir la
notion d'"iconicité" de la langue[4]
mais aussi à envisager l'écriture dans sa dimension
concrète (le même verbe désigne en grec l'action d'écrire
et celle de peindre), d'où une série d'interventions
sur la calligraphie, qui d'ailleurs sert aussi de
comparant pour définir la poésie. Serge Pey écrit,
par exemple : « La poésie est comme la
calligraphie arabe. On connaît le verset, on cherche à
le retrouver dans le dessin de l'écriture. »[5]
— une comparaison entre ces genres communs à la poésie
et aux arts plastiques que sont le paysage, le portrait
et l'autoportrait, avec toutes les rencontres possibles
entre les deux.
Il nous a semblé que le mot « trait »
pouvait, grâce à son vaste champ sémantique,
regrouper l'ensemble de ces approches. Il présente
aussi l'intérêt d'apparaître dès l'Antiquité dans
la réflexion esthétique et permet donc d'ouvrir le
colloque à la diachronie. Ainsi une anecdote célèbre
rapportée par Pline (XXXV, 81-83) est centrée sur la
finesse du trait : Apelle l'emporte sur Protogène
pour avoir tracé sur la toile une ligne quasiment
invisible, la tenuitas constituant le degré ultime de la subtilitas, deux catégories qui valent pour la poésie comme pour
les arts plastiques.
[1]
Silvia Baron Supervielle, « Le paysage inconnu »,
Nu(e) 25 (mars 2003) : « Michel Collot », pp. 29-30.
[2]
James Sacré, Une
Fin d'après-midi à Marrakech, cité par
Marie-Ange Paoli, « La présence de l'autre chez
James Sacré », Nu(e)
15 (mars 2001), p. 66.
[3]
Michel Collot, Chaosmos, Paris, Belin, « L'Extrême
contemorain », 1997, p. 67.
[4]
Voir, entre autres, Antoine Berman, La
Traduction à la lettre ou l'auberge du lointain
[1985], Paris, Seuil, « L'ordre philosophique »,
1999, p. 58.
[5]
Serge Pey, Réponse
à un questionnaire sur la poésie, 1988, dans Si
on veut libérer les vivants, il faut aussi libérer
les morts, Voix éditions, 2000, p. 157.