Le Christ du Corcovado

    Carnet de voyage au Brésil (extrait)

    par Jean-Michel Maulpoix

    Extrait de la première version d'un texte repris dans Chutes de pluie fine (Mercure de France, 2002)


 

     

    Dans la nuit de 5 heures du matin, sous les ailes du 747, Rio a des allures de star: poussière de strass et de paillettes, piquetées dans les soies violettes et les satins noirs des pains de sucre qui se déhanchent. Le Brésil brasille sous de très légers draps de brume. Il confond dessus et dessous : la misère des favelas fait collection de diamants. Elle étincelle : Rio joue du stéréotype.

    En vérité, le Brésil est un pays où des hommes et des femmes attendent le bus: le pays des brouettes, du rouge à lèvres, des paires de tennis et des termites.

    Au sol, c'est l'hiver. Privé de ses sunlights, la star sudaméricaine sombre dans une mélancolie sans fond. La ville n'est plus qu'un asphyxiant nuage de gaz d'échappement. Les passants portent des vêtements pauvres. Leur visage brun vire au gris. Rio est infirme. Otez-lui le soleil, il ne lui reste que l'attente de son retour.
     
     

    Est-ce parce que mon coeur, à ce moment, voudrait être ailleurs ? Je visite d'un oeil triste la capitale mondiale des plaisirs et de la folie. J'y cherche en vain la silhouette de la fille d'Ipanema, et rencontre plus de vies brisées que de danseuses de samba. Rua Uruguaiana, sur les murs de l'Eglise Maria das Gracias, entre les bois peints du chemin de croix, sont plantés des ventilateurs à cinq pales. A l'entrée, on vend des bougies et des ex-voto en forme de têtes fracturées, de pieds bots, d'estomacs, de tubes digestifs et de mains aux phalanges brisées. Dans une petite salle annexe, obscure et voûtée comme une grotte, des femmes marmonnent sans fin face à des milliers de bougies qui dégagent une fumée épaisse.

    La cour des miracles a coincé ses échoppes de toile -parfois de simples carrés de tissu bleu étendus à même le sol- entre une poignée de gratte-ciels et quelques bâtisses coloniales. On y vend pauvrement de dérisoires symboles de la richesse: jouets d'enfants, calculatrices, montres digitales, téléphones sans fil, appareils radios et réveils qui sonnent tous seuls à la queue leu leu. Le CD évangélique est en promotion à 14$.
     
     

    Sur un des murs du port, sont peints trois scaphandriers qui balaient le fond de la mer, y ramassent des papiers et époussètent les poissons. Au-dessus, cette inscription : Limpieza da Baia da Guanabara. La plus belle ville du monde est aussi une des plus sales.

    Le ferry qui m'emporte vers l'île de Paqueta brasse une eau épaisse couleur d'urine où flottent des bidons, des boîtes et des sacs en plastique. Le réservoir des toilettes tient avec des ficelles.

    La sirène peinte en rose sur les murs bleus du restaurant (on y fait la cuisine dans une espèce de garage carrelé), a de larges hanches et porte une étoile de mer sur le front. Les brésiliennes sont lourdes de fesses et de cheveux (on dit que les Etats-Unis sont le pays des seins, et le Brésil celui des croupes...). La samba est l'art du remuement de la bunda. Sur cette terre d'anthropophages, on dit aussi que les indiens se sont intéressés naguère à la saveur du corps des européens.

    © Mercure de France, 2002.