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Pourquoi des écrivains à l’Université ?

 

 

Texte publié dans le n°42 de la "Lettre" de la maison des écrivains, janvier 2004.

 

 

 

 

 

Depuis 1997, La maison des écrivains développe, avec le soutien du Ministère de la Culture et du Ministère de l’Éducation nationale, un programme intitulé Le Temps des écrivains à l’université et dans les grandes écoles qui vise à encourager les rencontres entre auteurs, étudiants et enseignants-chercheurs de toutes disciplines appartenant aux établissements d’enseignement supérieur.

Qu’il y ait un temps pour les écrivains dans nos universités, que ceux-ci puissent y intervenir directement, de façon ponctuelle, à la faveur d’un séminaire ou dans le cadre d’ateliers, afin d’y faire entendre des voix et des écritures d’aujourd’hui, voilà une initiative dont les signataires de ce texte souhaitent rappeler l’importance au moment où des restrictions budgétaires menacent sa poursuite.

L’intérêt de ce programme va bien au-delà d’une simple « découverte » de la littérature contemporaine. Sa valeur est éducative autant que culturelle. Il contribue à l’ouverture du monde universitaire sur le contemporain. Il y fait entrer d’autres formes et d’autres références que celles établies par les programmes d’études. Il favorise le décloisonnement des disciplines, aussi bien que l’instauration d’un espace critique différent, situé au carrefour de la vie culturelle et de l’activité pédagogique. Il donne à entendre la langue telle qu’elle se travaille dans le vif de l’histoire et telle que les réalités du présent s’y voient interrogées et formulées par des démarches singulières. À la pauvreté du discours médiatique ambiant, il réplique en invitant à partager, selon la formule de Valère Novarina, le goût d’une « langue qui n’a pas d’abord été inventée et imposée par la technique ».

Quel enseignant, si érudit et brillant soit-il, pourra faire entendre d’aussi près que l’écrivain lui-même à quel point le travail d’écrire engage l’existence même dans sa totalité et combien la langue que chacun parle au quotidien sans y prêter grande attention est porteuse de tensions irréductibles. Au côté de celui que ses fonctions conduisent à tenir un discours objectif, classificateur et interprétatif, l’écrivain vient faire entendre une parole vive, directe, parfois  dérangeante, porteuse de plus de questions que de réponses, pour une fois non « médiatisée » par un discours critique externe. Il rappelle par l’exemple à chacun que sa parole le constitue comme sujet.

Certains objecteront que la tâche première de l’Université, notamment dans le secteur de l’enseignement des Lettres, est de donner accès à un patrimoine d’œuvres méconnu, aussi bien que permettre d’acquérir une méthodologie et de discerner les courants, les formes, les évolutions et les enjeux qui ont marqué l’histoire de la littérature française... Ils souligneront combien ce programme ardu suffit seul à mobiliser les énergies des enseignants et à remplir l’emploi du temps d’un public estudiantin à la culture fragile. Pourtant, force est de constater qu’il convient précisément d’inventer à présent pour ce public nouveau de nouvelles démarches, car il n’est plus à même de recevoir et de fixer aussi docilement que par le passé un savoir « classique » que la fragilité même de sa culture le conduit à juger trop éloigné de la sensibilité d’aujourd’hui.

Rien n’est plus regrettable que de voir l’enseignement des Lettres, que l’on souhaite aussi riche en sensibilité et en imaginaire que favorable à la rigueur critique, se constituer par défaut en un univers abstrait où la technicité finit par l’emporter. Le temps des écrivains à l’université est une action qui contribue à le revivifier. Elle ne s’oppose ni à la prise en compte du patrimoine ni à la hiérarchisation des valeurs : elle invite plutôt à la relecture du passé depuis le présent, car plus encore que leurs prédécesseurs les écrivains d’aujourd’hui sont des héritiers. Loin de se substituer à la lecture solitaire et silencieuse des textes, la rencontre avec l’auteur suscite et accompagne celle-ci ; mieux elle permet à des étudiants issus d’un milieu social où les livres ne sont que des objets lointains de se rapprocher d’eux.

Ne peut-on affirmer qu’un juriste, un économiste ou un futur ingénieur, de par la spécialisation croissante de leur formation, ont à présent bien peu de chance de jamais s’ouvrir à la littérature un accès insoucieux des modes et des rumeurs si le temps des études supérieures n’est aussi celui où s’acquiert l’intelligence des formes et de la langue ?

C’est en définitive une certaine idée de l’Université qu’engage un tel programme : moins forteresse de lectures imposées que carrefour d’écritures mobiles, en tous cas lieu critique où les paroles se cherchent et les savoirs se croisent, où l’intellect et la sensibilité ont chance de se rencontrer, lieu parfois d’une heureuse conversation quand il n’est souvent que de conservation, lieu enfin d’une responsabilité à l’endroit du langage et où se forme la capacité même des citoyens d’un pays à en faire un usage libre et lucide, quelle que soit la faveur ou la défaveur de leur origine sociale.

Le programme Le temps des écrivains à l’Université et dans les grandes écoles n’est pas de ces manifestations qui font un grand tapage, jettent de la poudre aux yeux puis se perdent en fumée... Ce n’est en rien un luxe. Son utilité est certaine et son coût dérisoire : moins de 200 Euros pour accueillir deux heures durant un auteur dans une classe, frais de transport et de nourriture inclus, c’est-à-dire un budget « national » de 20000 Euros par an pour une centaine d’intervenants, financés à parité entre la Maison des écrivains et l’établissement receveur. Est-il beaucoup d’actions culturelles dont le bénéfice intellectuel soit si élevé et qui grèvent aussi peu le budget de l’État ?

 

J.-M.Maulpoix