C’est
un étrange sort que celui de ce petit livre : il n’a
pas même été conçu par son auteur, mais compte parmi les
succès de librairie les plus éclatants. En 1929, Rainer
Maria Rilke était disparu depuis près de trois ans quand
Franz Kappus prit l’initiative de réunir et de publier les
lettres que son célèbre aîné lui avait adressées entre
1903 et 1908. Dix lettres, à peine une cinquantaine de pages,
mais qui sont devenues au fil des temps une espèce de
viatique, un de ces minces volumes au succès mystérieux,
comme Le Petit Prince
de Saint-Exupéry ou Le
GrandMeaulnes
d’Alain-Fournier…
Ces
dix lettres font-elles un vrai livre ? Et ce livre est-il
digne d’exister à part entière parmi les œuvres de Rilke ?
Certains n’ont pas manqué de s’interroger, allant parfois
jusqu’à parler de supercherie littéraire. Il ne fait pas
de doute que l’on entende ici la voix du poète
s’adressant à un interlocuteur particulier, comme cela est
également le cas dans d’autres recueils de lettres : Lettres
à une amie vénitienne, Lettres
à une musicienne notamment… Mais ces ensembles-là n’ont jamais été perçus
autrement que comme des morceaux plus ou moins homogènes de
correspondance. Ce n’est pas le cas des Lettres
à unjeune poète. Si celles-ci figurent dans le volume des Œuvres
en prose, tant dans la Bibliothèque de la Pléiade que
dans l’édition en trois volumes des Œuvres
de Rilke, aux éditions du Seuil, c’est que leur célébrité
les a extraites de l’espace marginal ou secondaire de la
correspondance pour leur conférer une valeur de « proses » :
leur sort éditorial en a fait une œuvre à part entière.
Tout
autant qu’à Kappus, leur destinataire, qui prit
l’initiative de réunir et de publier ces lettres, le mince
ensemble qu’elles constituent doit son statut original aux
lecteurs eux-mêmes, qui en ont assuré le remarquable succès
en tissant avec elles une espèce d’intimité. C’est dire
que chacun peut en devenir électivement le destinataire et
qu’il se confond à son tour avec cet inconnu lointain à
qui Rilke prodigue spontanément ses encouragements et ses
conseils. Certes, il peut apparaître regrettable que le
public ne connaisse Rilke, la plupart du temps, que par cette
accueillante « doublure » de l’œuvre poétique
et qu’il ne puisse que rarement accéder à la profonde
richesse des Élégies…Mais on se souviendra, à ce propos, du mot souvent cité
de Rudolf Kassner : « Les lettres complètent l’œuvre
d’une façon tout à fait unique. On a envie de dire qu’œuvre
et lettre sont ici comme vêtement et doublure, mais que cette
dernière est d’une matière si précieuse qu’un jour
quelqu’un pourrait bien avoir l’idée de porter le vêtement
avec la doublure à l’extérieur. » Cette observation,
qui vaut pour l’ensemble de l’abondante Correspondance
de Rilke, résume assez bien, il me semble, le sort singulier
de ces Lettres à un
jeune poète : leur gloire tient après tout au fait
d’avoir rendu ce difficile poète qu’est Rainer Maria
Rilke lisible et comme intime au plus grand nombre.
Ajoutons
que Rilke considérait lui-même ses lettres comme faisant
partie de son œuvre, « tout en les disqualifiant comme
n’étant que l’approche de cette œuvre. » Aussi
convient-il sans doute de les accueillir à la fois comme
cette intime liasse de feuillets où l’œuvre germe, se prépare,
se commente, et comme cet espace où dans la distance une
proximité se fait jour. Cœur et marge à la fois, essentiel
contrepoint à des poèmes dont la densité et la tension mêmes
sont rendues possibles et supportables à leur auteur par
l’accompagnement épistolaire.