Extraction de la lumière

A propos de l'oeuvre de Christian Gardair, peintre

par Jean-Michel Maulpoix


L'oeil du peintre a une longue histoire. Celle de Christian Gardair paraît commencer en terre marocaine, face à la géométrie colorée des tissus et des tapis, ou l'éclat des poteries émaillées. Elle se poursuit dans le Gers, parmi des paysans sortis de la nuit des temps, dont les gestes lents sont modèles de patience. Elle trouve un paysage à sa convenance dans l'estuaire de la Gironde, au plus près des risées de l'Atlantique et des ceps de vigne du Blayais. Elle fait un crochet furtif par New-York, se nourrit de science et de poésie, et vient se poser Rue de Seine, à Paris, dans la proximité du Pont-Neuf, là même où les ancêtres de Gardair exerçaient naguère leur profession de charpentier.

Il faut tenter de lire les récents tableaux de Christian Gardair à la lumière de cette déjà longue histoire - ici très approximativement résumée- qui est à la fois celle d'une sédimentation d'expériences et d'une décantation de savoirs et de pensées, comme si chacune des oeuvres exposées conservait dans ses filets la mémoire d'une complexe aventure du regard, et laissait transparaître en sa trame les vifs sursauts de souvenirs pareils à des poissons remontés des profondeurs et soudain jetés sous le soleil du pont.

A l'évidence, ces toiles nouvelles surimpriment aux « souvenirs d'horizons » maritimes les lignes verticales des immeubles de Paris. Elles mêlent aux modulations rythmiques de l'océan les flashs de l'électricité et les discordances des boulevards. Sans perdre la mémoire des sillages ouverts sur l'estuaire par les cargos de haute mer, ni du passage des souffles, ni de l'en-allée des lointains, ni des obliques de la composition classique (le Louvre est proche de la rue de Seine);, elles ouvrent à présent des voies plus droites et lancent avec plus de hardiesse vers le bleu des constructions plus hautes. « Rue de Seine », ce nom le dit bien : la rue elle aussi est un fleuve... Dans son petit atelier parisien où il travaille parfois jusque tard dans la nuit, les rumeurs de la ville dans le dos, tranquillement à l'écoute des ondes et des voix, Gardair tire de nouveaux rideaux et nous raconte à sa façon l'énigmatique histoire de la lumière. Curieusement, ce travail nocturne s'avère accueillant à davantage de couleurs : il s'agit à présent d'extraire d'un noir profond comme un canyon une nouvelle conscience de la clarté qui viendra se loger au centre du tableau. Certains soirs, le ciel sur la ville est d'un bleu de cobalt-outremer quand par-dessous s'allument les lampadaires et les enseignes.

Si renouvelées soient-elles par les perceptions urbaines dans leur gamme chromatique et leur géométrie, ces toiles récentes demeurent néanmoins fidèles à ce qui constitue l'axe essentiel du travail de Christian Gardair : le pointillage et la modulation de ce qu'il nomme lui-même une « chromatographie ». Variation et répétition, la peinture est rythme, moins impulsif que retenu, mais ne reproduisant obstinément le « même » que pour ce qu'il apporte de différent. On se souvient des vers de Valéry: « Patience, patience dans l'Azur / Chaque atome de silence/ Est la chance d'un fruit mûr ». Ainsi devenue un espace de modulations indéfinies, la peinture ne peut exister autrement que sur le mode sériel, chaque tableau en appelant d'autres à sa suite, qui poursuivront et déplaceront de quelques degrés ce lent travail d'irisation. Un « technicien de surface », tel se désigne lui-même avec humour le peintre en son atelier, moins enclin aux recherches qui firent la notoriété de « support-surface » que désireux de déposer à son tour sur le visible cette « super-surface » que devient le tableau, quand, travaillé au millimètre, il retient dans ses filets la mémoire de l'oeil venue s'y loger par infiltration.

Un tel parti-pris répétitif n'est pas seulement de nature esthétique: il renvoie à une conduite personnelle et une éthique de la peinture. Attentif et patient, travaillant longuement son ouvrage à la façon de ses ancêtres artisans, Gardair lui prodigue ses soins. Ce pharmakon secourable qu'est le tableau, est à la fois remède et sortilège: manière de préserver visuellement le souffle en un temps où il hoquette et où le regard se fait court. Vis-à-vis de la réalité qui l'entoure, le peintre-instrument fait oeuvre de cardiographe et de radiographe. A l'instar du poète, il se pose en « serviteur du visible » sur lequel il veille avec soin et le souci. Dans le temps même où il en prend la mesure et le cadastre, il s'applique aussi bien à donner une forme à cet « instinct de ciel », en nous, qui n'en n'a pas, ou qui sans cesse la dévore.

Ce parti pris de la répétition et de la variation induit également une pensée du tableau comme communauté. Il s'agit tout à la fois que l'ensemble « tienne », qu'il s'impose comme un tout cohérent, et qu'il demeure vivant en chacune de ses parties. Le tableau, comme le monde, est affaire de détails. Chaque touche est singulière, fragment lyrique de cette matière complexe qu'est la peinture que Gardair ne cesse d'analyser et de reparcourir comme un terrain d'extraction et de combinaison. Sur la toile, il « va au charbon » afin de libérer la lumière de la gangue d'obscurité ou d'indifférence qui l'emprisonne. Et ces oeuvres récentes, par la place même qu'elles concèdent aux noirs, expriment plus directement ce voeu-là : libérer la lumière en faisant bon usage des ténèbres.

Si la peinture, ainsi, ouvre un accès à sa propre genèse, et change en paysage singulier le geste même et le souci dont elle procède, elle constitue à sa manière une écriture, ou plutôt une pré-écriture et une pré-figuration, puisque les sortes de signes ou de gestes qu'elle assemble sur la toile ne racontent pas d'histoire, ne délivrent pas de savoir, mais représentent comme l'invention et l'apprentissage d'une langue propre. Ils s'orientent silencieusement vers un discours muet: celui de l'oeil du spectateur, auquel il appartient de prendre la relève de cet autre discours d'un silencieux regard que fut le travail même de peindre. Niveaux d'écriture et niveaux de lecture sont une même histoire d'oeil, l'ouverture d'un même estuaire ou d'une même chance pour le regard.