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L’art de la mémoire

    Article de Jean-Michel Maulpoix sur L'Art de la mémoire ( Gallimard) de Frances A.Yates, publié dans le numéro 271 de la Nouvelle revue française (juillet 1975)


    La légende raconte que « l'art de la mémoire » fut inventé en Grèce par le poète Simonide de Céos, lors d'un banquet donné au par un noble de Thessalie. Le toit de la maison s'étant effondré en sur les convives en l'absence de Simonide, celui-ci seul fut capable de rendre leur nom aux cadavres défigurés, grâce à son souvenir des lieux où les invités étaient assis. « Il comprit qu'une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire. »

    Ainsi commence la vaste fresque que Frances A. Yates dresse, avec sa rigueur d'historienne, de la Grèce antique jusqu'à Leibniz. Son projet est aussi humble qu'important : mettre en lumière les caractères généraux et l'évolution d'une réalité considérée comme marginale et qui, pourtant, touche à l'histoire essentielle de la culture et de l'imagination. Elle mène scrupuleusement son entreprise et ne fait qu'entrouvrir les portes de l'interprétation.
    D'une importance capitale avant l'invention de l'imprimerie, « l'art de la mémoire » est « transmis à Rome d'où il passa dans la la tradition européenne ». Partie de la rhétorique, il permettait aux grands orateurs de prononcer de très longs discours avec une précision impeccable. Il se fonde sur deux données essentielles: les lieux et les images. Cicéron dit: « Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit; les images sont les lettres qu'on y trace. » La Mémoire est donc d'abord un édifice à but pratique, une sorte de Musée où des tableaux sont entreposés dans de petites salles bien proportionnées, ni trop claires ni trop obscures, que l'orateur doit pouvoir parcourir en imagination au fil de son discours. Cela exige, bien sûr, une grande précision visuelle à laquelle doit aider le choc émotionnel que chaque image produit. L'art soutient la nature en plaçant les mots dans un théâtre; ils deviennent les acteurs de la pensée.

    Cette étrange rhétorique architecturale et dramatique s'accorde aux préoccupations culturelles des époques auxquelles elle se rattache, et se transforme peu à peu en une philosophie et une morale de l'harmonie. Pour Platon déjà, la vraie connaissance consiste à se rappeler les idées que les âmes ont vues. Il sera à ce titre le père de l'art « renaissant » de la mémoire qui n'a plus le souci de la persuasion, mais celui de la vérité. Le Moyen Age, au contraire, suit la tradition aristotélicienne de l'image, qui se charge d'un sens moral pour frapper religieusement l'esprit. Lorsque saint Thomas pratique l'art de la mémoire, c'est pour aider les fidèles à gagner le Paradis et les préserver de l'Enfer. L'image est sacrée, elle indique une direction à suivre et définit le Bien et le Mal. Pour cette faible créature pécheresse qu'est l'homme, la mémoire est le moyen d'atteindre à l'intelligibilia par le biais de la sensibilia. De plus, la scolastique aboutit à une « promotion» de la mémoire qui doit fixer les nouvelles connaissances de l'homme, car un nouveau savoir est nécessaire pour parvenir à la connaissance du Bien. Les prédicateurs dominicains accroissent ainsi l'aspect moral de la mémoire dont les images mettent en relief les récompenses et les châtiments de l'au-delà. Les figures symboliques de Giotto doivent sans doute quelque chose à cet art primordial. Leur caractère dramatique, la situation des personnages dans un lieu et une profondeur en font des « symboles corporels animés d'intentions spirituelles ». De même, L'Enfer de Dante peut apparaître comme un système de représentations destiné à « mémoriser l'Enfer et ses châtiments à l'aide d'images frappantes distribuées sur une série ordonnée de lieux ». En concrétisant l'abstrait, l'image accroît son importance aux dépens de la mémoire. Ce sentiment artistique et religieux annonce les premières grandes créations de la Renaissance, qui confie à l'art le souci des images, au livre celui de la connaissance, pour s'intéresser désormais aux arcanes de la mémoire.

    « Technique laïque, dépouillée de ses connotations médiévales », l'art de la mémoire devient mystique jusqu'à l'hérésie, puisque Giordano Bruno périt sur le bûcher. Intégré au mouvement néo-platonicien, il se transforme en un art occulte et hermétique, et continue, par cette métamorphose, d'occuper « une place centrale dans une des plus profondes traditions européennes ». S'intéressant parallèlement aux structures de l'art et aux possibilités cachées de la connaissance, la renaissance est une promotion de l'homme fasciné par l'architecture, c'est-à-dire par l'ordre qui permet de rejoindre Dieu. Ainsi Guilio Camillo construit-il un amphithéâtre où le spectateur sera capable de « discourir sur n'importe quel sujet avec autant d'aisance que Cicéron ». Il appelle cet édifice une « âme construite », car on peut y voir physiquement ce que l'esprit conçoit, mais que l'oeil ne perçoit point. « Le théâtre est donc une vision du monde (...) depuis les sources supracélestes de la sagesse. » Les images y prennent place dans des lieux éternels; elles sont dotées de pouvoirs magiques; ce sont des talismans qui mettent en mouvement l'imagination. L'art de la mémoire n'est plus le recours de la faiblesse humaine, mais l'attribut du divin, reflet du macrocosme dans le microcosme de son esprit.

    Cet art, Giordano Bruno le porte à son apothéose. Associant aux architectures et aux images de Camillo « la géométrie mystique et cosmologique de Raymond Lulle », savant du Moyen Age, il « attelle le monde intérieur de l'imagination aux étoiles » et reproduit « le monde céleste à l'intérieur de l'homme ». La mémoire magique sort de leur chaos les images archétypales de la conscience et offre, en les organisant, une faculté divine à l'homme. Celui-ci rejoint Dieu en recréant le monde. Telle est la grande métamorphose de l'art de la mémoire, «devenu l'outil qui sert à former la Psyché d'un mystique ou d'un Mage inspiré par Hermès ». Il fait partie d'un culte initiatique et constitue la tentative prométhéenne de mémoriser l'univers tout entier grâce à la série des correspondances et des associations, unifiées par le système céleste. Mais le problème essentiel reste pour Bruno « l'organisation de la psyché au moyen de l'imagination ». Il englobe ainsi l'esprit même de la renaissance.

    Parallèlement à cette tendance occultiste, la mnémotechnique rationnelle insiste sur le principe de l'ordre et confond peu à peu le problème de la mémoire avec celui de la méthode qui sera au coeur du siècle suivant. Ramus représente bien cette tendance. Huguenot en réaction contre la scolastique et contre les idoles, il se rapproche de « l'algèbre » lulliste et représente la tendance opposée de la Renaissance finissante. Le conflit se poursuit en Angleterre, où, face à la réaction puritaine de l'époque élisabéthaine, certaines persévérances obscurantistes et catholicistes annoncent les sectes franc-maçonnes. Mais de toute cette période, c'est surtout l'image fascinante de Giordano Bruno qu'il faudra retenir, car l'élan fondamental de la Renaissance s'y révèle: une création subjective et cosmique, la grande promotion de l'imagination et la volonté d'interpréter et de transformer à la fois le monde. Une telle magie étend ses ramifications jusqu'à Shakespeare dont F. A. Yates nous propose une nouvelle compréhension en étudiant le plan du « Globe Theater » qui accueillit ses pièces. L'architecture de ce théâtre suit « la structure harmonique de l'univers ». Selon que tel personnage se trouvait à tel endroit, il représentait tel aspect de la condition humaine. De la scène carrée du monde élémentaire à la scène circulaire céleste, les actions prennent une plus haute signification spirituelle. Une porte ici est ouverte pour des recherches futures. Il y a dans l'art de la mémoire une relecture possible de toute la Renaissance et de son évolution.

    L'ouvrage de F. A. Yates se termine sur une série de perspectives. Au XVII' siècle, l'art de la mémoire est connu et discuté par des penseurs comme Bacon, Descartes et Leibniz. De méthode destinée à mémoriser une connaissance encyclopédique, il deviendra la méthode d’étude de cette encyclopédie. D'une certaine manière, la tentative de G. Bruno pour parvenir à une « connaissance universelle en combinant des images significatives de la réalité » peut ressembler à un calcul infinitésimal sauvage. Le souci de la connaissance est au coeur de la mémoire. Il fait toute la matière de ce livre dont on peut espérer qu'il trouvera des échos et des prolongements. Le premier est peut-être cette joie immédiate de sentir tout au fond de l'histoire le grand courant des préoccupations humaines essentielles. Pour goûter pleinement cette étude, il faut oser y déchiffrer le mouvement même de toute imagination et de toute création.

    © JEAN-MICHEL MAULPOIX