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La nuit sera blanche et noire

par Jean-Michel Maulpoix

(extrait)

Texte paru dans  Musique, filiations et ruptures, éd. de la Cité de la Musique, automne 2005

 

(...)

Comme pour tailler la pierre ou le bois, moudre le grain, coudre le fil, et toutes les espèces de travaux humains, pour l’infini aussi l’homme a des gestes. Ce sont ses mains qui s’en occupent (et pas seulement lorsqu’elles se joignent), allant sur des touches ou des cordes, rendant un son très singulier…

Avec quels mots dire la musique ? Telle est la question toujours posée. La musique affole ou fait taire la parole. Résonner plus loin que tout raisonnement est sa « raison d’être » : faire entendre autre chose et tout autrement que ce que la parole donne à comprendre.

Désireux que la poésie rivalise avec la musique ­en sa prétention au « Mystère », Mallarmé s’y essaie. Et c’est alors comme le spectacle d’un effort désespérant de l’esprit que son désir le conduit à métaphoriser :

Les déchirures suprêmes instrumentales, conséquences d’enroulements transitoires, éclatent plus véridiques, à même, en argumentation de lumière, qu’aucun raisonnement tenu jamais. 

Quelle est cette « argumentation de lumière » ? Ou ce « lever d’un astre sombre, enfin contemplé avec joie et terreur par un esprit qui désespère de l’absolu[1] » ? Ou que sont les « falaises vierges de toute existence[2] » dont il invente la surrection ? Des oxymores pour faire silence ? Des soupirs, des pauses ?

Mallarmé, on le sait, ne se résigne pas. Le 10 janvier 1893, il écrit avec fermeté à Edmund Gosse :

 Je fais de la Musique, et appelle ainsi non celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais de l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole, où celle-ci ne reste qu’à l’état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano. Vraiment entre les lignes et au-dessus du regard cela se passe, en toute pureté, sans l’entremise de cordes à boyaux et de pistons comme à l’orchestre, qui est déjà industriel ; mais c’est la même chose que l’orchestre, sauf que littérairement ou silencieusement. 

Cet « au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole » que Mallarmé jusqu’en ses vers appelle musique se donne à percevoir « entre les lignes et au-dessus du regard », « en toute pureté », c’est-à-dire dans l’oubli même des phrases et de leur sens, lorsque les mots redevenus pareils aux touches de quelque piano donnent à entendre plutôt qu’à comprendre. Il faut que leur sens brûle sous les doigts du poète.

 

Peut-être convient-il d’imaginer un œil capable de voir la musique quand elle s’enlève dans l’espace, invisible et très pure… Ou de songer à une oreille qui saurait la contempler, comme on contemple un paysage ou un tableau…

Et que dire du regard de ceux qui sont là, attentifs et silencieux, venus pour écouter, dans une église ou dans une salle de concert ? Ils semblent considérer le jeu du pianiste ou du violoniste, mais que regardent-ils en vérité, sinon ce qu’ils ne peuvent voir, comme lorsque sur la plage leurs yeux se posent sur la mer…

(...)



[1] Id. Lettre à Léopold Dauphin du 10 mai 1884.

[2] Id.