| Accueil | Le Blog | SommaireBiographie | Bibliographie | Pages lyriquesManuscrits  | Galerie | Traductions
| Anthologie contemporaine  | Pages critiques sur la poésie modernePages critiques sur la prose | Cours et séminaires |

| Le Nouveau Recueil | De l'époque... | Informations | Rechercher | Liens | E.mail   |

 

 Mathieu Bénézet

PETITE BARQUE POUR L.R

suivi d'une note

Mathieu Bénézet nous a quittés le 12 juillet 2013. Il importe de lire l'hommage que lui a rendu Philippe de la Genardière dans "L'Humanité"


 "Je ne suis pas des leurs puisqu'il faut pour en être

S'arracher à sa peau vivante comme à Bar

L'homme de Ligier qui tend vers la fenêtre

Squelette par en haut sur pauvre coeur barbare."

Aragon, Le Crève-coeur


 1.

 

Au souvenir de l'art, se tourne une voix, si incomplète que je ne m'en souviens pas, si imparfaite, qu'à peine je l'entends. Quelque chose s'est subitement figée, ce n'est pas un accord, le déport de la naissance d'un corps dans la réalité. Son affaissement et son soulèvement, léger décollement comme si l'âme était à ce prix. Une portée, presque musicale, pure et pourtant fléchie.

Une main suffit pour le travail et la présence. L'émotion subitement désemparée, silencieuse et vivante -risquée au-delà de ce qui la représente. Je n'en connais pas davantage dans l'instant qui me ravit et cependant je pressens l'amorce d'un dire plus bas. Une solitude dans l'accrétion d'un souffle. Une perpétuation qu'accompagne le retranchement, jusque dans la matière même, le plus extrême.

 

- Je ne vous ferai pas l'injure de me souvenir encore.

 

2.

 

Ces mots heurtent, chaque fois; un même corps, une même méditation, un même poids tactile sont venus sans s'expliquer; je devine qu'ils portent le sens de ce que je cherche, et me regarde : "chaque chose créée est une chose seule."

Une même attache est là, diffraction du temps, à la hanche ou à l'âme qui se cherche, et ne brille, au regard, nullement. Non pas enfouie ni dissimulée mais libérée, si secrètement qu'elle fait impression, sans, vraiment, se voir. Une courtoisie dans la remémoration.

 

- La chair redoublée à la semblance du temps.

- Oui.

 

Un endormissement, le plus haut don et du plus grand abandon, l'apaisement du geste. Ces mots me traversent à leur tour, à mon tour. Ils pleuvent (sur moi). Eux-mêmes empreints d'un brouillard et d'humidité.

Brusquement, je vois. Ce sont des voix. Humaines. Le plus grand danger provient de ce côté. Oui. De concert, la peur et son évanouissement.

 

- Vous semblez énoncer des mots qui s'effacent.

- Sans doute. Je ne m'adresse pas aux mots.

 

 

3.

 

Tu dis : "Dans la scène naïve et traditionnelle de la prose", évoquant, la tête modérément penchée.

Pas de posture : Elle s'abat sur la douleur; elle s'abat sous la douleur, s'affaisse, pliée sous son propre poids, soudainement enfantée face à son ensevelissement, et la tête inerte (épaule droite).

 

- Les yeux semblent n'avoir plus de larmes.

- Oui.

 

J'ajoute : La douleur s'y lit dans toutes les lignes.

Tu dis : Tous les muscles du visage suivent la même direction que le regard. Tout exprime. Même les mains aux doigts légèrement entrecroisés. Deux bras levés dans un geste suprême. J'ajoute : Telles sont les grandes lignes. Même l'allongement exagéré des jambes.

Pas d'expression du drame : Elle concentre la douleur dans la tête.

 

4.

 

Sa chute (la main jadis brisée) paraît imminente à l'étreinte.

 

- Ce mot est une nouvelle corruption.

 

L'attitude vacillante (l'ample retombée du voile) est une sorte de tremblement: une tête détachée à la naissance des épaules.

 

5.

 

S'enveloppant dans les plis du monde, la douleur est sur le point de la quitter; et les mains ont un geste résigné; la mystérieuse beauté est dans la chute arbitraire, un mouvement indécis sur la muraille nue.

 

Mais les yeux sont clos, nuancés d'une grandeur passée.

Un corps. Un corps qu'elle semble vouloir disputer au tombeau.

 

- Oui

 

Le sentiment profond, et calme, dans une lumière qui l'abaisse.

Tu dis : Le décolletage de ta robe est d'une remarquable souplesse.

 

6.

 

La tête est abandonnée parmi les corps de moulure: et : C'est une petite barque où je suis, ô oblique, je vous aime, M, je vous aime, de vous être défaits au regard, la plus haute solitude : Ainsi, je définis le regard, et son autre, petite barque, celle du corps de l'autre et du M, quelle est la solitude de vous aimer, parler, quel est le geste faisant que le sens s'écoule au travers les corps?

Corps de Richier : Vous êtes mes proches, davantage que la proximité, vous voici ma tête et ma voix abandonnés parmi les corps de moulure.


L'exaltation, note

 

Il y aurait eu l'histoire d'un départ, d'une recherche du sentiment, de la note vraie. Nous aurions, longuement, réfléchi sur la signification de ces mots, nous regardant, mon compagnon et moi, aux yeux, pour mieux nous entendre.

Je me souviens encore de ces mots : le geste, généralement modéré et grave". Etaient-ce des mots pour l'amour, celui de l'homme et de la femme pour eux-mêmes, ou pour l'enfant. Non. Notre auteur, en 1911, Paul Denis, décrit de la sorte l'art du tombier. Mais vite, l'expression "les pleurants", nommant les personnages représentés à côté des défunts, est venue me fermer la gorge.

Je compris alors, ô tombier, ô pleurants, l'exaltation de la note douloureuse. Elle est dans toutes les voix, dans chaque corps de naissance, même discrète ou nuancée, profondément elle est empreinte. Nous écoute. Et nous regarde. Nous voit.

 

1991.