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La Sorgue




 

Pour un lyrisme critique 

 

Résistance de René Char

extrait d'un essai publié dans Pour un lyrisme critique aux éditions José Corti, 2009.

par Jean-Michel Maulpoix


Poètes casqués, Lettres françaises, Éditions de Minuit, Cahiers de la Libération, Éternelle revue, Confluences, Fontaine, Chants du Franc Tireur…, la poésie engagée fut prospère, en France, pendant la deuxième guerre mondiale.

Ce sont là, en effet, autant d’éditeurs et de revues, tirées parfois à 5000 exemplaires, qui ont publié des poèmes de combat. Louis Aragon, Pierre Emmanuel, Loys Masson, Jean Cayrol, Max Pol Fouchet, André Frénaud, Pierre Seghers, Paul Éluard, Claude Roy, Alain Borne, Pierre Jean Jouve, Jean Tardieu, et bien d’autres donnèrent des textes à ces revues…

Un nom manque à la liste : celui de René Char.

C’est que le poète était occupé ailleurs : par le combat réel, dans le maquis de Provence, les armes à la main. « N’incitez pas les mots à faire une politique de masse » préviendra-t-il plus tard dans Fenêtres dormantes et porte sur le toit.[1]

C’est aussi qu’il choisit de ne rien publier sous l’Occupation. Pas un livre entre Le visage nuptial, paru en décembre 1938 et Seuls demeurent édité chez Gallimard en février 1945. Pas un texte en revue entre 1939 et 1944. Il faudra attendre 1946 pour que voient le jour les Feuillets d’Hypnos, voire 1955 pour que soient livrés d’autres textes issus des carnets de guerre, dans Recherche de la base et du sommet.

Il s’en explique dans l’un de ses « Billets à Francis Curel » daté de 1941 :

… Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits, et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir[2]… 

Résistant, c’est-à-dire « soldat interdit », Char au maquis n’est plus un écrivain. Il a changé de nom. Il s’appelle désormais « Capitaine Alexandre ». Il fait partie de ceux qu’il appelle les « acteurs à la langue coupée, acteurs sans identité définie » derrière un « haut rideau d’épines ».[3] Taciturnes, si ce n’est muets, par obligation.

Benjamin Péret déclarait cruellement en 1945, dans un pamphlet intitulé « Le déshonneur des poètes », que  pas un des poèmes publiés clandestinement à Paris pendant l’occupation nazie « ne dépasse le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique »[4]. N’est pas l’auteur des Châtiments qui veut ! En colère contre toutes les formes de catéchismes, cléricaux ou autres, Benjamin Péret s’en prenait aux rengaines et aux litanies lyriques par lesquelles Aragon et Éluard avaient cru contribuer à réparer le tissu national. Il attaquait violemment ceux qui, à ses yeux, avaient instrumentalisé la poésie, ou qui l’avaient affadie en la noyant sous les bons sentiments.

Ni broderie ni rengaine sous la plume de Char. Aucun abus du patron lyrique, de la période escaladante procédant par paliers, ni de ses cadences régulières faites pour flatter l’oreille. Comme l’écrivait Georges Mounin, « Char est lui-même à la première mesure. Chacune de ses premières phrases – et peut-être surtout dans les poèmes partisans – est une ouverture, d’une plénitude sonore qui, comme au concert, vous gagne à l’émotion sur le champ ».[5]

Dans le contexte oppressant de la guerre, Char n’est revenu ni à la rime ni à l’alexandrin ; il n’a pas cherché le ton « populaire » ; il n’a pas plié la poésie à la rhétorique et n’a pas adopté les rythmes faciles de la ritournelle et de la complainte. Il n’a sacrifié ni la densité ni la rapidité. Mieux , il a durci sa parole en la faisant plus rare, comme on durcit une lame au feu, pour qu’elle devienne plus solide, plus résistante et plus offensive.

Résumons cela simplement : René Char est doublement résistant : par la rigueur de son écriture, autant que par son action réelle au côté des partisans. En poésie comme au combat, l’action imprime la vitesse, interdit tout bavardage, enseigne l’efficacité. Action et poésie partagent un même maquis, sont solidaires du même paysage, fréquentent les mêmes hommes, ont les mêmes alliés, sont porteurs des mêmes exigences et participent d’un même souci, même si l’une est contraintes à des résultats plus concrètement mesurables que l’autre.

L’action de René Char, sur le terrain, a été maintes fois commentée[6] et je ne m’y attarderai pas. Les armes à la main, engagé en 1942 dans les Forces Françaises combattantes avec le grade de capitaine, il commande la section Atterrissage parachutage des Basses-Alpes. C’est là, dans le maquis, « uni au courage de quelques êtres », « réprouvés » ou « aventuriers précoces », placé à la tête d’une cohorte mal aguerrie de compagnons sans uniforme ni statut, qu’il fait définitivement le choix de la fureur : il suivra à tout jamais le « nuage de résistance[7] » qui ouvrait dès 1927 Arsenal, le premier recueil de René Char.

Plutôt que le rappel des témoignages, ce qui m’importe ici est la manière dont écriture et action se nouent en une même résistance.

Un texte conjugue étroitement ces deux dimensions, ce sont les « Feuillets d’Hypnos », dédiés à Albert Camus et datés de 1943-1944. Écrits dans le maquis par celui que l’action réclame, ils représentent, à peu de chose près le temps d’écriture consenti par le partisan au poète : « Je ne peux m’absenter longuement » explique-t-il. Aphorismes, injonctions, notes cursives, brefs récits, ce sont les rapides feuillets d’un livre de bord du combat, un agenda mental et moral de la guerre que Char présente ainsi :

 

Ces notes n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. Un feu d’herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. La vue du sang supplicié en a fait une fois perdre le fil, a réduit à néant leur importance. (…)

Ce carnet pourrait n’avoir appartenu à personne tant le sens de la vie d’un homme est sous-jacent à ses pérégrinations, et difficilement séparable d’un mimétisme parfois hallucinant. De telles tendances furent néanmoins combattues.

Ces notes marquent la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l’inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela. 

 

Dès ce texte liminaire, lors même que le lecteur s’apprête à lire des carnets sortis de la poche d’un partisan, la résistance déborde ici le cadre historique pour se porter au-delà de la circonstance, jusqu’à un principe de révolte tout intérieur dans lequel s’affirme la fidélité de l’être à ses aspirations les plus profondes.

En effet, l’essentiel de la résistance charienne ne se situe pas tant dans l’opposition à quelque adversaire ou force coercitive nettement identifiée (comme cela fut évidemment le cas pendant la guerre) que dans la prise en considération de tout un système de résistances internes, infligées ou volontaires, historiquement déterminées ou inscrites dans la nature même de l’homme. C’est contre des faiblesses insidieuses que se dresse avant tout la poésie. Car « le pire est en chacun, en chasseur, dans son flanc ».[8]

Observons à ce propos que durant les années d’occupation et dans le temps même du combat, alors que toutes ses énergies étaient concentrées sur l’action présente, Char n’a cessé d’anticiper sur les risques de l’après-guerre. Dès le septième fragment des Feuillets d’Hypnos, il écrit :

Cette guerre se prolongera au-delà des armistices platoniques. L’implantation des concepts politiques se poursuivra contradictoirement, dans les convulsions et sous le couvert d’une hypocrisie sûre de ses droits. Ne souriez pas. Écartez le scepticisme et la résignation, et préparez votre âme mortelle en vue d’affronter intra-muros des démons glacés analogues aux génies microbiens.[9]

Char ne manque pas une occasion de mettre en garde contre l’esprit de vengeance, la petitesse, la perte de conscience, l’oubli de la fraternité, les grands coups de clairons patriotiques : tout ce qui menacera les hommes une fois la paix revenue, et avec elle le temps des règlements de compte et des honneurs hâtivement distribués. Il signale avec inquiétude les ennemis invisibles qui menacent et qui sont autrement pernicieux que des soldats, puisqu’ils déguisent leurs intentions et savent comment prospérer « à la faveur de notre légèreté et d’un oubli coupable ».[10]

La question essentielle que pose l’œuvre de René Char pourrait dès lors se résumer ainsi : Comment se tenir debout ? Comment fuir l’asphyxie ? Où et comment ne pas souffrir « rupture, dessèchement ni agonie »[11].

L’image de l’homme que dessine son œuvre poétique est celle d’un être intérieurement tendu, divisé, souffrant, tyrannisé par ses contradictions, et qui cherche fiévreusement à reprendre souffle, se désaltérer.

Cet être est aussi assoiffé que lucide. Loin de se détourner de la réalité, il en  répète avec insistance les impasses, les risques, les rigueurs, les ruines : « Plus il comprend, plus il souffre. Plus il sait, plus il est déchiré. Mais sa lucidité est à la mesure de son chagrin et sa ténacité à celle de son désespoir. »[12]

C’est un être qui appelle et qui brûle comme le mistral d’avril :

Le mistral d’avril provoque des souffrances comme nul autre aquilon. Il n’anéantit pas, il désole. Par larges couches, à la pousse des feuilles, la tendre apparition de la vie est froissée. Vent cruel, aumône de printemps. Le rossignol dont c’était le chant d’arrivée s’est tu. Tant de coups ont assommé la nuit ! Paix. Aussitôt la chouette s’envole des entrailles du mûrier noir[13].

Dès 1929, dans une lettre à Paul Éluard, René Char définissait l’écriture comme « de la respiration de noyé ». C’est dire que la résistance est de longue date foncièrement inscrite dans son esprit. Elle est à la fois un tempérament (fait de fureur et de ferveur belliqueuse), un credo, une obligation et un choix. Elle est un principe de cohérence, cohésion dynamique, convergence déclarée d’éléments, aussi bien qu’énergie dislocante : elle unit et elle fait voler en éclats. Elle détruit, mais avec des « outils nuptiaux », pour redistribuer, reconfigurer, relier autrement, faire à nouveau tenir ensemble, selon une nouvelle donne, cela même dont la réalité historique a épuisé la force de cohésion.

On pourrait aussi bien dire de cette résistance qu’elle est amoureuse. Le désir est son principe. Ou pour reprendre les mots de Char lui-même à propos de la poésie « l’amour est son foyer, l’insoumission sa loi ».

Le principe amoureux alimente en énergies, oriente et approvisionne. Mais il est également ce qui consume, ce qui brûle, ce qui possède et dépossède, et donc ce qui conjugue étroitement les contraires pour produire de la vie. C ’est à ce même principe d’inflammation que se reconnaît la résistance charienne qui obéit à un devoir central : défendre et valoriser la vie même contre les forces de négation qui menacent de la détruire. Char résiste de toutes ses forces à l’effet d’aspiration du « nada », de l’absurde. Au sortir de la guerre, il refuse de se laisser emporter dans la spirale des châtiments. Il ne sera pas de ceux qui pourchassent les sorcières. L’essentiel est ailleurs. Il s’agit « de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité[14] » .

L’esprit de résistance est dès lors généralisé à tous les éléments qui composent cet univers. Depuis le grillon qui stridule dans l’herbe jusqu’à la « bougie dense comme la racine du jour » que tient une main de femme auprès d’un homme décharné au fond d’une espèce de cachot dans ce tableau de Georges de La Tour, Madeleine à la veilleuse[15] », dont Char conservait auprès de lui une reproduction.

La résistance  va de l’esprit buissonnier, amoureux des fugues au bord de la Sorgue, jusqu’à l’expérience de la « contre-terreur » dans les replis du maquis qui non seulement protège les résistants en les abritant dans sa tanière mais leur diffuse une force qui tient aux énergies mêmes dont la nature est porteuse.

Elle se reconnaît électivement dans le paysage provençal : son aridité pierreuse. C’est de ce « nid rocheux » que le poète a reçu ses premières leçons de ténacité.

Dans le poème « Qu’il vive ! », des Matinaux,  René Char écrit : « Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains[16] ». Le pays charien est un pays éthique, riche de leçons, d’avis, de conduites, d’impératifs et de principes. Il fait office aussi bien de « contre-sépulcre »

L’homme se bat sur la terre, pour elle et avec elle. Elle est son alliée la plus sûre :

La contre-terreur c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c’est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c’est cette pesanteur bien répartie, c’est cette circulation ouatée d’animaux et d’insectes tirant mille traits sur l’écorce tendre de la nuit, c’est cette graine de luzerne sur la fossette d’un visage caressé, c’est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c’est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues, c’est un buste aux couleurs vives qui s’est plié en souriant, c’est l’ombre, à quelques pas, d’un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder… Qu’importent alors l’heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous ![17]

(...)

Lire la suite de cet essai dans Pour un lyrisme critique, aux éditions José Corti, 2009

 

Jean-Michel Maulpoix


 



[1] René Char, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, p.579.

[2] « Billets à Francis Curel », Recherche de la base et du sommet, Œuvres complètes,  ibid. .p.632.

[3] « La liberté passe en trombe », ibid. , p.649.

[4] Le déshonneur des poètes, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p.82.

[5] Georges Mounin, La Communication poétique, précédé de Avez-vous lu Char ? Gallimard « Les Essais », 1969, p.150.

[6] Notamment par le beau témoignage de Georges-Louis Roux, « René Char hôte de Céreste », une première fois paru dans le Cahier de l’Herne René Char en 1971, puis repris dans les Œuvres complètes en Pléiade, p.1115-1131.

[7] « La torche du prodigue », Arsenal, Œuvres complètes, op cit., p.8.

[8] Op.cit., p.248.

[9] Feuillets d’Hypnos, Op. cit., p.176.

[10] Recherche de la base et du sommet, op. cit., p.637.

[11]  Dans la pluie giboyeuse , op. cit., p.443.

[12] « Crible », Le Nu perdu, op. cit., p.465.

[13] « Chacun appelle », La nuit talismanique, op. cit., p.499.

[14]  « Billets à Francis Curel », op. cit., p.638.

[15] Voir le poème de Fureur et mystère portant ce titre, op. cit., p.276.

[16] Les Matinaux, op. cit., p.305.

[17] Feuillets d’Hypnos, op. cit., p. 209.