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Julien Gracq


 

Autre texte consacré à Julien Gracq sur ce site : Le sentiment de la merveille

 


 

 

 

 

 

 

Entretien à propos de Julien Gracq

entre Antony Dufraisse et Jean-Michel Maulpoix


AD  : Comment les œuvres de Gracq cohabitent-elles dans votre mémoire de lecteur ?

JMM : Comme un « arrière-pays » (pour reprendre une formule d’ Yves Bonnefoy ), une espèce de « réserve » (provinciale plutôt qu’indienne), un espace de littérature protégée où imaginaire romanesque et sentiment critique sont en bon voisinage, où la lecture et l’écriture ne cessent de se nourrir l’une l’autre…

AD : Lui reconnaissez-vous, sur vous et pour votre œuvre propre, une quelconque influence ? Bref, Gracq vous a-t-il appris quelque chose ? J’imagine que oui, mais quoi…

JMM : Pour ce que j’en peux percevoir, ce « quelque chose » se cristallise en formules restées chères : « le sentiment de la merveille », les « longues rampes fiévreuses » du lyrisme… Se résume là une espèce de confiance maintenue en la littérature. A mes yeux, Gracq est à la prose ce que Jaccottet est à la poésie.

AD : , je vous cite : « La fonction première du poète est de garder la merveille intacte ». Cette phrase, que j’extrais de votre texte Julien Gracq, ou le sentiment de la merveille, me conduit à vous demander ce que le mot de merveille signifie exactement pour vous ?

JMM : Le « sentiment de la merveille » est l’héritage (profane ou profané ?) du merveilleux surréaliste. Un héritage débarrassé de l’espèce de religiosité ou d’hystérie dont le surréalisme, on le sait, enveloppait volontiers l’irrationnel… Comme je l’ai fait par exemple dans mon étude sur Jacques Réda (Seghers), j’aime à montrer combien « sentiment de la merveille, de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre » (je cite Gracq de mémoire) s’équilibre avec le sentiment du désastre pour constituer le lyrisme critique de notre temps…

AD : « On ne peut concevoir le paysage littéraire français sans Julien Gracq », écrit quelqu’un comme Hubert Haddad.

D’après vous, quelle place Gracq occupe-t-il dans la littérature française ? Et avant cela encore, en quoi est-il selon vous un écrivain typiquement français ?

JMM : Gracq est encore là. C’est admirable, inespéré. Pour peu de temps, hélas.

C’est toute ma réponse à votre question : sa place est pour moi celle d’une grande tristesse. 

AD : L’intérêt que Gracq porte à la géographie est présent dans toute son œuvre. Il est même omniprésent. Chez vous aussi c’est une préoccupation d’importance (il n’est que de lire par exemple Chutes de pluie fine). Cette place donnée à la géographie, y êtes-vous particulièrement sensible ?

JMM : Oui. Et je me souviens de longues discussions avec un jeune collègue géographe, grand lecteur de Gracq, Philippe Piercy, quand j’enseignais au lycée technique de Mantes-la-Jolie : il me faisait revivre, carte en mains et photos à l’appui le chemin de Grange au début d’Un balcon. J’aime cette précision, cet œil du géographe, ce rapport à la fois savant, imaginatif et sensuel à la terre…  

AD : Je crois savoir qu’à l’Université on lit Gracq. Telle ou telle de ses œuvres sont au programme, comme on dit, de certains séminaires. Que croyez-vous que les étudiants actuels perçoivent et au-delà, reçoivent, de cette œuvre ?

JMM : Je ne saurais vous répondre précisément car je n’ai pas eu la chance de pouvoir travailler sur Gracq dans le cadre de l’université. Mais il me semble que les étudiants sont très impressionnés par le style de cet écrivain…

AD : Etes-vous d’accord avec l’idée que Gracq fait partie de ces écrivains qui forcent à reconsidérer le sens même du mot poésie. Car si ce n’est à proprement parler un poète, tout, chez lui, est pourtant poétique…

JMM : Oui, Gracq invite par exemple à réexaminer la notion même de « prose poétique ». Et n’oublions pas qu’il a composé également les poèmes en prose de « Liberté grande » ou le mince fil poétique des « Eaux étroites ». L’écriture de Gracq n’est pas une prose ornée ou sensible, elle débusque le poétique dans le paysage, les situations, les figures, et le fait valoir en sa langue…

AD : Voulez-vous bien nous dire, puisque le lyrisme n’a aucun secret pour vous, quels ont été les rapports de Gracq avec cette notion ?

JMM : Il faut, pour vous répondre, relire et citer la page 106 de Lettrines 2 : « L’accès à la quintessence de la poésie française, il serait dommage peut-être qu’il se fît autrement que par ces longues rampes fiévreuses, ces développements orchestrés, ces cadences trop riches qui préparent la culmination, le triomphe et la tenue ostentatoire et sans vergogne du contre-ut : quelque chose risquerait de lui être retiré à grand dommage, quelque chose de bavard, de rebondissant, d’enthousiaste et d’un peu exténuant qui, après tout, s’appelle le lyrisme, quelque chose dont la littérature de notre époque est en train étrangement de retrouver le goût, même si ce n’est parfois qu’au travers d’un champ d’épandage. »

N'est-ce pas précisément ce à quoi l'on assiste aujourd'hui ?