Orphée par A. Canova

Pour un lyrisme critique...

par Jean-Michel Maulpoix

 

Pour un
                                        lyrisme critiique

Lyrisme : je suis loin d'en avoir fini avec ce mot...

 

Il dit le meilleur et le pire, la vigueur du poème aussi bien que sa déroute, l'envol ou la chute, l'enthousiasme ou l'emphase, le souffle ou le pathos.

 

Il répète que la poésie est affaire de trous d'air. Et qu'il appartient à chacun de trouver une issue pour tout ce qui réclame en lui. Son souffle dans l'irrespirable.

 

Lyrisme... ligne de fuite, la mer prenant son large, joie de mourir ainsi à soi, de se répandre... Là-bas, les merveilleux nuages emportent une provision de ciels. Nous voudrions mêler nos corps à cet inachevable, nos doigts, nos chevelures, et quantité d'autres fragilités désirables...

 

« Instinct de ciel » : éperdument, le lyrisme, en nous, s'oriente vers autre chose. Il appelle, il aspire. « Fuir, là-bas fuir », semble-t-il répéter en vain. Mais il ne tourne pas pour autant le dos à ce monde-ci : il rend plus proche et plus sensible ce qui est, en le confrontant à ce qui n'est pas. Tel est le curieux savoir du poème : en y fréquentant l'impossible, on y prend la mesure du possible.

 

Non l'effusion, mais la tension. Non pas l'expression personnelle, mais l'adresse à autrui. La découverte en soi du commun des mortels.

 

Le lyrisme est tendu vers l'autre, aussi bien que tendu par l'autre. Que pouvons nous partager de plus intense avec nos semblables que la commune ignorance du pourquoi de notre existence ?

 

Aujourd'hui, c'est marée basse! Ni chants de sirènes, ni tempêtes sublimes : nous ne recueillons sur la plage lessivée que les embruns salés des vagues et ce butin maigre de bois flottés, de coquilles et de morceaux de verre que le profond silence des mers avec parcimonie nous octroie.

 

Le lyrisme est un terrain vague : espace indéfini, sans borne, où échouent toutes sortes d'objets étranges: écorchures du monde ou du coeur, sans valeur établie ni signification.

En cet endroit, l'on vaque. Le lyrisme, dans l'homme, est quelque chose comme le principe d'une errance.

 

Quand elle n'est plus un envol, la poésie reste une en-allée. Le lyrisme la pousse et la tire plus avant. Elle tend vers ses propres confins, elle survit dans ses propres marges.

 

Le lyrisme d'aujourd'hui est critique. Plus cruciales, plus directes, plus à nu que jamais sont à présent la forme et la question du poème.

 

Moins célébrante, moins chantante, moins orante, moins crédule, moins harmonieuse, moins consolatrice, moins émerveillante et poétique que jamais, la poésie fait face à son temps. Plus questionneuse, plus décousue, plus rapide, hétérogène et prosaïque, elle a appris à « en rabattre » dans ses prétentions ou ses espérances. Plus ahurie et plus savante à la fois, elle s'est faite critique, et d'abord d'elle-même, et de cette parole que nous sommes. Elle s'en prend aux idées toutes faites et s'efforce de voir la langue afin de la réarticuler.

 

Lyrisme! Je n'en ai pas fini avec ce mot : comme le coeur, il cogne au-dedans.


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Le lyrisme d’aujourd’hui est critique en ce qu’il exprime un état critique du sujet, interroge la capacité proprement articulatoire du langage, lie étroitement le désir à sa défaite, la postulation à l’insatisfaction, et inscrit l’interrogation au voisinage de l’exclamation. Il constitue ensemble un espace de quête, d’interpellation et de questionnement. Faute de pouvoir continuer à se définir comme puissance de célébration, il tend à devenir puissance d’examen. Il s’en prend à la réalité tout entière.  Il en poursuit l’étude, en recherche les défauts, en observe les jointures. Il se retourne sur et contre lui-même. Il subsiste en conflit, en procès. Espace d’un sens instable, il est partie prenante d’un travail de réévaluation et de reconfiguration de la poésie. Il y a dans son retour (ses retours) la quête d’un sens social, voire politique de l’activité d’écriture. C’est un lyrisme malgré tout, qui explore un état critique pour l’intensifier, l’aggraver et non pour aboutir à la résolution euphonique des apories.



 

 

© Jean-Michel Maulpoix