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Moscou aller-retour

Notes d'un carnet d'un voyage - par Jean-Michel Maulpoix

Le marchand de poupées

Photo JMM

 

21 mars 2007

En vol vers un pays de très vaste étendue où coule un sang très rouge.

Mais c’est du jus de tomate que l’on boit dans l’avion à moitié vide.

Aeroflot Tropicana. Pas du sang de Mongol, de Varègue ou de Tsar.

En ce qui concerne le plateau repas, rien de nouveau à signaler, sinon que la cuisine est restée ou redevenue soviétique, comme en tout lieu de la planète en classe économique.

Au menu du jour, ½ crevette et un machin panné. Sans doute un reste de soldat napoléonien ou d’apparatchik. Cuisiné avec des patates bouillies.

Il y a aussi une Vache-qui-rit russe. Qui ne rit pas du tout. Et une éponge de petit pain.

Si le café est chaud, ce sera Byzance ! Je vous promets d’aller baiser l’icône de Vladimir Ier, descendant de Rourik, sur la bouche.

Pardonnez-moi, je grince ! Ceci est un échantillon du lyrisme des altitudes bleues (à ne pas confondre avec le lyrisme ferroviaire du début du siècle dernier), à l’âge de Bush et de Poutine, des plateaux repas et des voyages en groupes, des puces et des sunlights. Flight poetry. Rien à voir avec les Lumières de la Grande Catherine  !

Le café qui vient d’arriver est un Nescafé qui se boit au lait. Exquis pour le mal de cœur, tandis que l’Airbus A 320 se met à brouter dangereusement.

 

Il n’y a plus d’apôtres rouges dans les rues de Petrograd.

Dans le ciel plus de coupoles d’or, mais un toit très plat, trop moderne !

Les dieux ont fini leur service. Les anges ont replié et rangé sous leur siège leurs deux ailes de carton.

 

Attachez vos ceintures ! L’atterrissage sera brutal. C’en est fini des rêves : voici le cœur rendu au sol. À ses rivières gelées.

Il reste de la neige à la lisière du bois

Vu du ciel, cela fait aux prairies des sortes de paupières.

 

*

 

A l’atterrissage

Moscou commence par ses banlieues : un jeu de dominos démocratiques. A moins que ce ne soit la carte mère d’un ordinateur des années 70.

Le froid est si terrible que la glace est presque noire. Épaisse et très profonde.

Les riches ont de jolies maisons à la façade orange, au toit vert, avec un clocher, un jardin. Les pauvres habitent dans le béton.

Bouleaux et sapins. Tours et pylônes. Landes grises. Gros autobus chargés de nuit.

 

*

22 mars

Le visage de l’homme qui voyage est flou dans les glaces. Et son cœur bat trop vite

Il s’agit d’accroître la vitesse de circulation de la langue dans le poème.

 

La poésie, qu’on se le dise, n’écarte pas du monde. Elle nous le rend, scandé, césuré, plus présent, plus à vif, dans l’urgence même de ces cadrages et ces découpes qu’elle lui inflige.

Ne plus battre en retraite.

 

 

Moscou et sa surenchère de clochers, pareils à des toupies, évidemment faites pour monter au ciel : toupies de sucre, de stuc ou de bois peint… Croire est ici un jeu d’enfant.

Mais peut-être ces bulbes d’or constellés d’étoiles sont-ils ceux de tulipes plantées dans le bleu du ciel et qui fleurissent parmi les fidèles en icônes et en chants.

En tout cas, il me paraît sûr que ces églises que l’on pourrait croire brodées à la main, ou pareilles à de jolies pâtisseries, ne sont pas faites pour imposer aux croyants le sentiment de leur petitesse, mais plutôt pour évoquer l’intime proximité et la familiarité du divin.

 

 

Étonnants contrastes : pour l’œil naïf qui le découvre, la Russie est le pays des limousines noires et des gyrophares bleus, des écrans plasma et des clochers d’or.

Il y a aussi dans le ciel quantité d’étoiles de couleur rouge. Le rouge est ici la couleur de la beauté.

 

 

D’interminables escalators descendent profond dans la terre. Bousculade métropolitaine : coups d’épaules, chacun suit sa route. Voici un peuple pressé qui a le goût du chaos. Ils ne savent pas où ils vont, mais c’est à toute vitesse.

La Russie est une puissance nucléaire. L’énergie dont brûlent ses habitants, celle qui les électrise aussi bien que celle qui les accable (celle qui les irradie puis les abandonne, pareils à de grands brûlés) est de type atomique.

 

 

Lecture au Café Bilingua. Deux poètes au balcon, qui fument et boivent des bières, au-dessus du puits à poèmes. Dans le tournis d’une langue que l’on ne comprend pas mais qui chante et qui bat son rythme

Des espèces mutantes de mots génétiquement modifiés.

 

 

Il ne faut pas surestimer la capacité d’écoute de ses contemporains. Surtout en terre étrangère. Lorsque chacun attend par politesse de subir l’épreuve de n’y rien comprendre.

Cela reste un grand mystère, ce qui se passe dans la langue de l’autre.

 

*

23 mars

Paysannes-paysages rouges de Malyavin. Les fleurs de leur fichu et de leur robe se fondent dans la nature.

 

 

Croyance rouge et dorée des icônes. Étoles constellées de croix. Il arrive que les bras et les mains ouvertes soient des ailes – quand ce ne sont pas des oiseaux de feu.

 

 

Dans la pénombre de la maison de Scriabine, le temps s’est arrêté. Le papier peint, comme la mémoire, est de couleur gris-jaune. Dans un vase, continue de sécher un bouquet d’orge et d’avoine cueilli en 1914. L’oreille et les mains du pianiste, moulées dans le plâtre, sont à leur place, en face du piano. De vieilles femmes racontent et rallument le cercle de couleurs de Prométhée. Dans la bibliothèque, presque tous les livres sont en français.

 

 

Gouttes d’or des clochers que l’on croirait tombées du ciel.

Le cierges sont tout neufs. L’église est sous échafaudages. On reconstruit le Dieu. Avec de l’or et des fumées.

 

 

La puissante voix de caverne des hommes qui chantent dans l’église. Ils portent en eux le profond du dieu.

 

 

Importance du nombre : les prêtres sont plusieurs, comme sont nombreux les Christs, les vierges, les apôtres, les icônes répétant le divin, modulant le sacré, saturant l’espace.

 

 

Me voici donc agenouillé parmi les femmes en fichu, la tête en larmes,  cédant, sans résistance, à la ferveur de cette foule et à la beauté des chants qui tournoient dans l’espace doré parmi les flammes des cierges et les fumées d’encens.

 

 

Au cimetière Mégalonov : énormes statues de pierre des généraux au pectoral constellé d’étoiles et des apparatchiks à grosses lunettes de granit.

De façon générale, beaucoup d’hommes de ce pays semblent avoir été taillés dans la pierre. Les femmes sont plutôt taillées dans le bois.

C’est un peuple de statues aux bras puissants, aux mains énormes. Poings levés vers le ciel où brille une étoile rouge.