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Le contemporain capital



Paul Valéry



Texte d'une communication donnée le 26 novembre 2015 au colloque "Paul Valéry aujourd'hui", organisé par Michel Jarrety et William Marx à la Fondation Singer-Polignac, à Paris.



Lorsque j'ai accepté de participer à ce colloque qui commémore le soixante-dixième anniversaire de la mort de Paul Valéry, ce fut avec l'idée que j'allais avoir l'occasion d'évoquer le lien singulier qui m'attache aux vers délicieusement surannés du poète, lors même que mes propres choix ou parti pris d'écriture sont tout autres. Mais les événements hideux du vendredi 13 novembre en ont décidé autrement.

C'est de Valéry penseur que je souhaite tout d'abord parler, notre contemporain plus que jamais capital, et je devrais ajouter nécessaire, tant sa personne et son travail s'opposent à toute forme de fanatisme, et plus généralement d'aveuglement... En choisissant de donner ce titre "le contemporain capital" à mon intervention, je détournais au profit de Valéry une formule qu'André Rouveyre avait appliqué naguère à Gide, mais je n'imaginais pas alors la résonance nouvelle qu'elle allait prendre...

Il semble en effet que depuis quelques jours, nous ayons plus que jamais besoin de relire Paul Valéry, et qu'il nous soit devenu encore plus proche. Pour de nouvelles et terribles raisons, nous partageons ce sentiment qui fut déjà le sien d'habiter "un monde foudroyé". Je cite ici son discours de réception à l'Académie française du 23 juin 1927 dans lequel il évoque la disparition brusque du monde de sa jeunesse dont il ne reste que des ruines : "Nous vivons comme nous pouvons dans le désordre de ses ruines, ruines elles-mêmes inachevées, ruines qui menacent ruine, et qui nous entourent de circonstances pesantes (...) ."

Le champ de ruines dont il est ici question est celui que la première guerre mondiale a laissé derrière elle : ruines morales, ruines intellectuelles, ruines d'une ingénuité et d'une confiance perdues... Comment ne pas y songer quand nous avons nous-mêmes aujourd'hui le sentiment que notre monde familier est en train de périr de "mort violente" ? Le rapprochement est presque trop facile... Nous pourrions ainsi multiplier les échos ou les confirmations que la parole de Valéry trouve dans notre temps.

Est-il nécessaire par exemple de rappeler que dès les années trente, alors que se profilait le spectre du nazisme, Paul Valéry avait compris combien les guerres étaient en train de changer de nature. Pressentant  "l'accroissement rapide et fantastique des moyens de communication et de transmission", il écrivait dès 1929 : "Désormais quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d'en faire entendre le canon à toute la terre". Et comme s'il avait anticipé de façon visionnaire, la sidération des images diffusées en temps réel par les télévisions, il ajoutait : "On pourra même apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber à six mille mille de soi-même, trois centième de seconde après le coup ."

Conscient des changements d'échelle et des "connexions" nouvelles qui se multiplient dans ce qu'il appelle désormais "le monde fini" , Valéry décrit pour la première fois un monde dont toutes les terres sont connues et toutes les parties se trouvent liées les unes aux autres, un monde, dit-il, où "toute action désormais fait retentir une quantité d'intérêts imprévus de toutes parts", et "engendre un train d'événements immédiats, un désordre de résonnance dans une enceinte fermée". Ce temps de "solidarité toute nouvelle, excessive et instantanée, entre les régions et les événements", n'est-ce pas pour une part, bien avant la lettre, ce que l'on appelle aujourd'hui "mondialisation"?

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Mais j'en viens à présent plus précisément à ce qui m'attache à Paul Valéry et continue de me le rendre proche. Une espèce d'affection intellectuelle me lie à celui qui depuis la fameuse nuit de Gênes du 4 au 5 octobre 1892 réordonne sa vie mentale et se décide à "répudier les idoles" qui l'empoisonnent, quelque forme qu'elles prennent. Celui qui se défie des opinions telles qu'elles se crispent en convictions ou en croyances. Celui qui entend rester à l'écart des émotions et de l'irrationnel, de la métaphysique qu'il appelle "astrologie des mots", "creux aliment d'une faim fausse". Celui qui contre le démon de l'Un valorise l'association, la relation, la construction, la faculté de comparer et de lier. Celui qui rassemble tout son être "dans son attention", et qui fait preuve sur tout sujet d'autant de prudence que de scepticisme.

L'écrivain Paul Valéry auquel je suis attaché est un homme en alerte qui a développé très tôt son esprit de contradiction, ce qu'il appelle lui-même son "antagonisme intérieur". C'est celui qui peut dire "je ne suis que recherche", et qui applique sur tout objet de connaissance,  à l'instar de son maître Descartes, un doute méthodique. C'est celui qui interroge sans relâche : Qui suis-je ? Qu'est-ce que je veux ? Qu'est-ce que je peux ? Qu'est-ce que je puis vouloir ? Celui qui avoue : " il y a en moi un étranger à toutes choses humaines, toujours prêt à ne rien comprendre à ce qu'il voit." Celui qui dit d'abord "je ne comprends pas", puis répond à sa propre ignorance par une stratégie : "je tourne autour", je serpente, j'encercle...

C'est celui qui ainsi s'efforce de prendre la mesure du démesuré. Celui qui endure l'absence, à commencer par l'absence de Dieu, et qui ne vient ni la combler ni la déplorer.  Celui qui exerce son intelligence, sa vigilance et son ingéniosité pour donner des contours, des limites, à ce qui n'en a pas. N'est-ce pas cela, la vie de l'esprit : l'intelligence des limites ?

Oui, c'est peut-être là pour moi la première formule décisive, celle qui fait du nom même de Paul Valéry une sorte de mot de passe pour la pensée, le nom d'un accès privilégié à la vie de l'esprit : l'intelligence des limites, ce qui correspond aussi bien à une intelligence des possibles soutenue par une expérience des extrémités de la conscience.

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Est-ce pour laisser l'homme au milieu d'un désert ontologique, seul et démuni face à l'absurdité de sa condition que Valéry en vient ainsi à récuser l'irrationnel ainsi que la plupart des inflexions subjectives auxquelles les humains se rattachent d'ordinaire et où ils se plaisent à perdre la tête ? Certainement pas!

Là se vérifie de nouveau à mes yeux l'importance actuelle et capitale de sa pensée : soupçonneux à l'endroit des Lettres, conscient du rapport que le langage entretient avec la chimère, Valéry ne désarme pas, mais valorise le travail qui prête attention aux mécanismes de la pensée. Il transfère du côté de l'esprit la valeur que les symbolistes attachaient à la seule poésie. Il se dégage du mysticisme mallarméen, sans renoncer à l'engagement total qu'il suppose, mais en le déplaçant du côté de ce que j'appellerais l'obstination de l'intellect.

Paul Valéry vient après Hugo, après Baudelaire, après Rimbaud, après Mallarmé, c'est-à-dire après les tentatives d'explication orphique de la terre. Certes, il s'agit toujours de chanter et d'expliquer ce monde, mais la littérature cesse d'être cette religion qui se prétend capable d'en pénétrer les arcanes. L'exigence intellectuelle ne faiblit pas, mais l'enjeu est cette fois le possible, le savoir, l'effort de tout reprendre, la connaissance réelle de ce qui est humain. J'aime que Valéry soit celui dont les mains d'écrivain sont à l'instar de celles du chirurgien "expertes en coupes et en sutures" et qui comme lui procède, avant toute opération, au "nettoyage de la situation verbale". La leçon qu'il me paraît délivrer est de lucidité (au sens à la fois de clairvoyance et de brillance : "l'hiver lucide" disait Mallarmé) aussi bien que d'attention à la justesse de la langue (dans les deux sens du mot justesse : ce qui est conforme à son objet, sans excès ni défaut, et ce qui rend un son juste, conforme aux règles de l'harmonie).

Et c'est là aussi bien ce qui m'attache encore et toujours aux vers néo-classiques de Valéry : leur beauté formelle et leur apparente limpidité portent la marque de l'exigence intellectuelle qui les sous-tend. On se souvient que Valéry demandait à ses vers "la précision exacte de la prose" : c'est cette précision qui assure leur solidité. C'est elle aussi qui continue de me les rendre précieux de par leur résonnance, leur faculté à faire sonner et résonner la langue française, leur aptitude à faire entendre avec justesse son acoustique particulière... "J'y suivais un serpent qui venait de me mordre" : n'est-ce pas, dans une forme racinienne - dont le vers prend soin, garde mémoire, qu'il donne à réécouter, réentendre- l'intrusion d'un contenu tout autre, mental cette fois : le drame de l'esprit...

On peut accuser Valéry d'avoir été un poète en gants blancs quand, l'oreille à Verdun, il polissait les alexandrins raciniens de La Jeune Parque avec le sentiment de dresser une espèce de digue formelle face à l'océan du charabia. Que faisait-il alors ? Sinon veiller sur ce qui pouvait et devait être sauvegardé au milieu des désastres : la langue. N'est-ce pas là le devoir du poète ? Son métier, sa fonction : prendre soin de notre langue.

Autant le répéter clairement : je suis attaché à Paul Valéry par le soin qu'il a su prendre de notre langue. Peu m'importe le caractère peu ou prou artificiel de ces petits appareils verbaux que sont ses poèmes dont on pourrait croire qu'ils sont destinés avant tout à la délectation : leur transparence, leur qualité optique est incontestable, favorable aussi bien à la juste perception de l'objet qu'à l'écoute des capacités propres à la langue qui s'y intéresse. Valéry m'a appris combien l'écriture est une affaire de réglage. Il appartient au poète, d'abord désireux d'immédiateté, de proximité, voire de fusion avec l'objet, d'apprendre à régler la distance. Et ce réglage, précisément, qu'il opère dans la langue, au moyen de ces petits appareils formels que l'on appelle "poèmes" porte sur la netteté, les contours, les identités, les similitudes et les différences. En temps de ruine, d'obscurité et de détresse, dans notre "aujourd’hui menaçant", le poète ne brandit pas de flambeaux mais surveille de légers éclairages; il continue de régler la langue pour l'ajuster à ses objets. Ce faisant, et je cite ici Michel Deguy, il "neutralise les vues totalitaires ", dément "les assimilations imprudentes, les identifications intolérantes et meurtrières, et les exclusions tranchantes jusqu’au sang". Son travail est de résistance à l'aveuglement.

Alertée de l'émotion et des puissances sidérantes, la poésie telle que Valéry me la donne à entendre est cet espace de langue où se manifestent avant tout des valeurs de pensivité et de pondération. Dans le poème, chaque mot vaut "par l'acte de l'intelligence qui lui trouve et lui donne un sens". Poésie et pensée sont deux modalités complémentaires de l'attention au potentiel, aux leurres  et aux limites du langage.

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Mais il est encore d'autres aspects qui m'attachent à Paul Valéry, tels que sa distraction, son goût de l'exercice, sa mobilité aussi bien que son dédain, avoué ou caché, de la poésie des seuls poètes, crispée sur son pré carré, et veillée par des "censeurs lugubrement monogames". J'ai comme lui parfois envie de dire de la poésie que "je m'en fous" (je cite ses mots à Gide), ou qu'elle ne m'importe guère que par les questions qu'elle me conduit à poser... "Poète" est un mot vaguement ridicule, et j'aime jusqu'à la manière dont sous la plume de Paul Valéry le poème lui-même se signale excessivement comme tel, voire se dénonce comme objet manufacturé surfait. Délibérés, le drapé, la saturation, la pose de langue ne sont pas réductibles à quelque archaïsme. Il n'y a pas, comme j'ai pu le croire jadis, deux Valéry : un poète à l'ancienne et un penseur moderne. Le penseur a déniaisé le poète qui reprend ou poursuit en connaissance de cause son numéro de pitre ou de funambule devenu sceptique : Voyez, braves gens, comment mon désir s'investit dans la langue. Voici ce qu'il y tente et ce qu'il y peut faire. Pas davantage. Voici, sur le mode de la prouesse, nos appétits, nos besoins humains et nos leurres...

Déniaisée de tout romantisme, la poésie de Valéry tout à la fois jouit et se moque d'elle-même. N'oublions pas le congé qui lui a été brusquement donné une nuit de 1892... Comment, après cela, aurait-elle pu revenir autrement que comme une modalité de l'attention portée à la langue ? Jeu avec tout un potentiel de sens et de son, défense et illustration, jusqu'à la saturation, de ses capacités plastiques ? Par cette orfèvrerie ironique, Valéry nous rappelle combien la poésie est narcissique par essence : un poème est un texte qui se mire dans ses propres reflets.

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Mais il est un autre aspect qui me conduit au moment de conclure à relativiser cette image de poète sceptique et qui ne poursuivrait en définitive son art que dans un mélange de stérilité et d'amertume. Cet autre aspect, à puissante valeur d'antidote, c'est la sensualité de Paul Valéry, telle qu'elle irrigue les vers de Charmes, bien sûr, mais surtout telle que la diffusent les poèmes en prose des Cahiers que Michel Jarrety a réunis sous le titre "Poésie perdue" et qu'il présente comme une "trouée de l'affect dans un espace voué à l'intellect". C'est en vérité ce Valéry-là qui m'a servi de modèle, c'est de lui qu'en y prêtant garde on pourrait suivre la trace dans mes propres livres. Par exemple dans Une Histoire de bleu, cette phrase-titre extraite d'une page des Cahiers sur "la paix du bleu frais peinte sur or" de l'aube d'été : "La substance du ciel est d'une tendresse étrange ". Ou l'espèce de contre-épigraphe qui clôt le livre "il y a dans l'amour un je ne sais quoi de fin du monde". Ou encore, plus profondément, l'écho dans un chapitre intitulé "Adresse au nageur" de ce beau texte de Paul Valéry sur la nage que je ne résiste pas au plaisir de vous lire :

"Il me semble que je me reconnais quand je rentre dans cette eau universelle. Je n'ai rien à voir avec les moissons, les labours; rien pour moi dans les Géorgiques.
Mais se mouvoir dans le mouvement, agir jusqu'aux orteils, se retourner dans une masse pure et profonde, boire et souffler de l'eau amère, fraîche et folle en surface, calme dans sa profondeur! c'est pour moi le jeu divin plein de signes et de forces où tout mon corps se donne, se comprend, s'épuiserait. Je saisis l'eau à pleins bras, je l'aime, je la possède, j'enfante avec elle mille étranges idées. Alors / En elle, / je suis l'homme que je veux être. Par elle mon corps devient l'instrument direct de l'esprit et fait mon esprit. Je m'éclaire par là. Je comprends à merveille ce que l'amour aurait pu devenir avec moi si les dieux l'eussent voulu. Excessif du réel. Mes caresses sont connaissances. Mes actes. - Je ne possède jamais assez. (...)"

Valéry me reste proche, dans cette page comme dans beaucoup d'autres, en ce que son écriture (qui n'est ici en rien compassée) diffuse à la fois un modèle de liberté d'allure et d'attention au monde. C'est une écriture sensuelle et suggestive, propre dans cet extrait à communiquer les sensations mêmes de la nage. C'est aussi une écriture qui noue étroitement l'un à l'autre le concret et l'abstrait, la perception et la réflexion. Qui est donc à la fois lyrique et critique et qui tire de cette alliance une dynamique particulière. Une aptitude de nageur à "se mouvoir dans le mouvement" et à brasser tout un potentiel d'existence et de pensée dans la langue...

Vous m'avez aimablement invité à témoigner de ce qu'a pu m'apporter l'oeuvre de Valéry, je répondrai que parmi beaucoup d'autres choses (que je me suis efforcé d'évoquer rapidement), c'est en définitive cela, cette présence vivante de la poésie et de la pensée, son et sens mêlés, dans la prose.