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L’image et la voix



Quand Yves Bonnefoy publie Du mouvement et de l’immobilité de Douve, au Mercure  de France, en 1953, le double héritage du surréalisme et de la poésie engagée est en voie d’épuisement. Loin des feux d’artifices métaphoriques qui émerveillaient André Breton, aussi bien que de la rhétorique d’une écriture « engagée » qui n’avait guère su se faire formellement résistante que sous la plume de René Char, il fallait au jeune poète réévaluer « l’acte et le lieu de la poésie » que d’autres étaient tout près de déclarer « inadmissible ». En ces années cinquante, l’heure est au « soupçon » : la poésie ne peut retrouver sa raison d’être qu’en détruisant d’abord ses chimères.

Tel est l’accent nouveau que Douve donne à entendre : celui d’une écriture devenue terrain d’un combat dont la « vérité de parole » est l’enjeu, théâtre d’un conflit où l’on voit le langage se retourner contre lui-même pour faire des mots qui perdent l’être l’occasion et la chance d’un retour vers lui. Déclarant une nouvelle guerre à la rhétorique, se défiant des séductions du concept, averti du pouvoir trompeur des images, Yves Bonnefoy met « l’énergie dislocante de la poésie » au service d’une lutte en faveur de la présence et de la finitude.
Singulier affrontement que celui-là, interne au poème qui puise son dynamisme dans la confrontation des instances qui le constituent, au premier rang desquelles sont l’image et la voix, la première avide de beauté, d’éternité, porteuse du désir d’infini, la seconde hésitante, voilée, où s’articule la finitude humaine :

Je célèbre la voix mêlée de couleur grise
Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu
Comme si au delà de toute forme pure
Tremblât un autre chant et le seul absolu

La voix lyrique, chez Yves Bonnefoy, n’est pas « voix du moi portée au ton le plus pur », voix sentimentale et chantante ou voix sublime. Elle est plutôt de l’ordre de l’adresse, du dialogue, parole prise et reprise, issue verbale offerte à une pluralité interne de forces, interlocution par laquelle seulement le je advient à soi. Objet d’une écoute attentive et d’une entente imparfaite, la voix lyrique est voix chercheuse, travail soutenu de la parole dans le poème.
A ses côtés, l’image soupçonnée puis réhabilitée devient l’instrument d’un combat contre ce que Mallarmé appelait le « méchant plumage » de la chimère. L’image « où l’unité se fragmente, où la présence s’éteint », autorise en effet une espèce de « clairvoyance non conceptuelle ». Elle est aussi le seul recours dont l’homme dispose pour dire avec des mots ce qui résiste au concept, la seule espèce d’intimité qu’il lui soit possible de nouer verbalement avec le monde.
Puisque l’image porte à ses yeux autant de leurres que de véritable connaissance, on comprend que l’expérience poétique ne consiste pas pour Yves Bonnefoy en quelque grand « lâchez-tout », mais qu’elle suppose une observation scrupuleuse de ce que peuvent les mots, autant dire un incessant dialogue de l’image et de la voix. Recommençant sans cesse le double geste d’aimer et de déchirer dans la parole les images, la poésie est cette forme aiguë de conscience où le langage reste à l’affût des possibles et de leur limite.

A-t-on assez observé combien les métaphores, d’abord prolixes et véhémentes selon le modèle rimbaldien dans la première partie, intitulée « Théâtre », de Du mouvement et de l’immobilité de Douve, se raréfient ensuite, retombent, s’apaisent dès lors que « Douve parle » (titre de la troisième section du recueil) et qu’à l’excès se substitue son examen, au drame du désir qui s’écrie la voix qui articule. Tout le sens et la trajectoire de l’écriture poétique d’Yves Bonnefoy se résument là.

L’itinéraire que trace cette œuvre poétique conduit ainsi du refus à l’acceptation, à travers un incessant combat. Il consiste en un progressif apprentissage du consentement, doublé d’un lucide effort de connaissance prenant valeur de convalescence, puisqu’il s’agit de renouer dans le langage les liens que le langage même a rompus.
Parti d’une écriture poétique brusque, brisée, dramatique, lourde de métaphores où se donnait principalement à entendre le combat de l’existence et de l’essence, Yves Bonnefoy en est venu, depuis « Dévotion » (1959), et jusque dans ses recueils les plus récents (Début et fin de la neige, Les planches courbes), à une tonalité plus apaisée et limpide. Il semble y retrouver ce qu’il admire le plus chez les grands peintres : la capacité de laisser un « instant de suspens durer un peu dans leurs lignes ». C’est ici, par exemple, écrire quelque chose comme une confidence :

Hier encore
Les nuages passaient
Au fond noir de la chambre.
Mais à présent le miroir est vide.

Neiger
Se désenchevêtre du ciel.

Au théâtre post-surréaliste des commencements se substituent dès lors de brèves cérémonies, rituels impromptus ou oraisons profanes par où se formule la condition d’un nouveau « don du poème » tout entier dédié à l’éphémère. Ainsi les textes poétiques les plus récents font-ils plus souvent grappe autour d’un mot, pratiquant l’apposition, ayant volontiers recours à l’invocation, abrégeant le vers. Ils cherchent à l’évidence à retrouver le dessin lumineux du simple, un resserrement de la voix sur la vision, aussi bien qu’un nouvel espacement de la parole. Souvent le poème tient à la fois du récit et du tableau en ce qu’il fixe, détaille, compose et recreuse un instant : du temps s’y trouve mis en perspective, étagé, espacé, comme appréhendé à l’intersection du dehors et de la conscience, devenu tel un paysage de l’âme :

Je me lève, je vois
Que notre barque a tourné, cette nuit.
Le feu est presque éteint.
Le froid pousse le ciel d’un coup de rame.

Cette parole qui désire tant la terre répète l’acte familier de sortir dans le paysage pour y marcher à la rencontre des arbres et des pierres. Elle ouvre les yeux, observe la neige ou ranime le feu. Des instants et des objets la retiennent, tout à la fois offerts et dérobés, à peu de chose près indéchiffrables, irrecevables : leur don, pourtant, est nourriture.

Une avancée méditative et rêveuse conduit ainsi la voix poétique d’Yves Bonnefoy. Son œuvre entière constitue une quête (expérience et traversée) où il ne s’agit que d’apprendre à vivre dans la finitude, à être dans le monde tel qu’il est, sans éconduire pour autant ce qui proteste en nous contre lui, le décrie, le nie et aspire à s’en détourner. L’écriture est ce travail conjoint de la conscience et du désir qui recreuse les failles et retrace les contours de notre condition mortelle, en donnant à percevoir ce qui la borde et la déborde.
Désireux de présence, le poète se refuse à déplorer comme à fuir, mais cherche à s’orienter, en revenant sur les leurres et les périls aussi bien qu’en posant de nouveau la question de l’espoir. N’est-ce pas dans le poème, à cause de son exigeante lucidité comme de sa gratuité, qu’une part d’espoir subsiste, puisque là même se perpétue un rapport à la langue et à la beauté, une attention à la couleur du monde sensible, au dessin des objets aussi bien qu’à la figure et au désir des hommes :

Beauté et vérité, mais ces hautes vagues
Sur ces cris qui s’obstinent. Comment garder
Audible l’espérance dans le tumulte,
Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître,
Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,
Pour que ce ne soit pas la mort qui pousse
Dehors celui qui demandait un lieu natal ?

Préfaçant en 1982 l’édition de poche des Poèmes d’Yves Bonnefoy aux éditions Gallimard, Jean Starobinski écrivait que dans cette œuvre la finitude même « se fait claire et veille ainsi sur le sens ». Est-il en effet une autre manière de veiller sur le sens d’une vie que d’en connaître le prix éphémère, dégagé des dogmes et des leurres ? Là réside tout l’effort d’Yves Bonnefoy pour qui chaque poème répète cette clarification et cette veillée, en assumant le recommencement  « comme la condition même d’un progrès ». Ecrire de la poésie consiste moins à accomplir séparément de beaux poèmes clos sur eux-mêmes qu’à relancer dans le langage le processus qui conduit du leurre à la clarté. Toujours les mots tracent un chemin vers quelque chose de plus précieux qu’eux-mêmes : le lieu, la présence. Le poème n’existe que de rouvrir sans cesse de pareils chemins.

La question n’est plus alors de dire les choses par où elles résistent (ce qu’ont pu faire Guillevic ou Ponge), mais de saisir plus radicalement la présence. La réalité seule, en sa matérialité, retient moins Yves Bonnefoy que la façon dont des êtres humains la désirent, la rejettent, la perdent ou la retrouvent. Soucieuse de la « consistance ontologique du réel », étrangère au matérialisme, cette œuvre récuse également toute espèce de religiosité poétique. La poésie n’est pas le rêve du Verbe qui se fait chair, mais ce langage de désarroi qui, au lien de s’en détacher, renoue avec la chair et s’efforce de formuler ce qui nous importe au plus près de sa précarité et de sa chaleur. N’ayant aucune valeur magique, elle ne peut que chercher indéfiniment à établir les conditions d’une présence qu’il ne lui appartient pas de faire advenir. Elle se contente de dresser le décor, d’esquisser les personnages et de signifier les enjeux d’un drame dont elle n’est pas elle-même le théâtre.

Il arrive pourtant que dans la voix poétique une relation seconde se retisse avec la plénitude heureuse d’une terre d’enfance qui s’était déchirée, perdue, effondrée en gravats. La voix « remaille » le monde et reconnaît, « dans l’herbe pauvre », « les fleurs disséminées » de l’ancien paradis. L’écriture poétique se souvient du commencement, le répète, et se réoriente vers l’avenir au plus près de l’origine. Elle poursuit le travail de naître à la présence. Elle sait que ce qui avait été donné au commencement devait être perdu : il n’en reste à boire que la soif. Ni parousie, ni épiphanie, la présence ne peut être connue que désajointée, tel un saisissement bref, ou telle la contemplation prolongée d’un retrait.
Pourtant, le poème existe d’avoir pu croire que l’obscurité allait s’entrouvrir, d’en avoir éprouvé la nuit profonde et d’y aimer encore l’espoir insensé d’une lumière. En poésie, il faut avoir espéré puis perdu l’infini pour connaître la finitude en sa clarté.




Jean-Michel Maulpoix