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LE SEPTIÈME JOUR DE LA PENSÉE  

 

 

 

 

par Jean-Michel Maulpoix

 

(extrait de La poésie malgré tout, Mercure de France, 1996)

 

  

“C’est une humeur melancholique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m’estoy jetté, qui m’a mis premierement en teste cette resverie de me mesler d’écrire”.

                                  Michel de Montaigne

 

 

On ne résiste pas à la mélancolie. On s'y abandonne, ou s'en délivre. La langue même dit cet abandon en quatre syllabes fluides et mélodieuses. Ce mot insidieux touche en nous la part la plus faible. Il donne moins à penser qu'il n'invite à consentir.

Triste et belle "comme un grand reposoir", la mélancolie dit ensemble une tristesse et une plénitude.  Elle évoque une tristesse plénière, semblable à une tombée de pluie d'été. Comment cette forme heureuse d'absence au monde et à soi-même irait-elle sans complaisance, quand elle propose une manière d'exister qui apprivoise la mort au sein de la vie même?

Elle s'étend, nappe et enveloppe. L'indéfini est son royaume: une façon de se perdre et de se diluer, de se couper du monde en cédant à un abandon languide, un acquiescement passif. Elle met le sujet en vacance, voire en catalepsie.

Elle est le septième jour de la pensée, celui où l'esprit se contemple et reconnaît sa vanité. Diabolique, elle agit comme un philtre, une drogue, un baume. Elle reconduit dans l'espace de l'indistinct. Le noir est sa tonalité, parce qu'il figure la mort, parce qu'il est une absence de couleur, le contraire de la variété, l'espace de l'indifférencié et de l'effacement. La noirceur avale et oublie.  

La mélancolie est la forme maternelle de la mort, son corps voluptueux, protecteur ou nourricier. Car la mort aussi peut bercer, nourrir, et dispenser de la jouissance, quand elle devient une sorte de doux effacement ou de partance indéfinie. A la petite mort spasmodique du plaisir, répond la mort ondoyante et atone de la mélancolie. L'être qui s'y abandonne rejoint ou réintègre l'indistinction somnolente de la vie intra utérine. Il s'en retourne au temps liquide d'avant la naissance, au temps indifférencié et indéfini d'avant le temps. Il met fin, en lui, à la séparation de la conscience et à l'inassouvissement du désir. En même temps qu'à son statut de sujet singulier, il échappe à la cruauté même de l'esprit qui ne saurait comprendre sans diviser.

La mélancolie, qui naît parfois d'un excès de savoir, rend inapte à l'étude le savant qu'elle vient accabler dans sa cellule ou dans sa chambre. Elle l'absente; elle le désorganise. Elle est aussi cette fatigue de l'esprit à quoi aboutit fatalement l'énervant exercice de l'intelligence.

 

Si la poésie s'accommode de la mélancolie et s'en enchante, c'est précisément qu'elle n'est pas un savoir de la séparation: elle ne divise pas pour s'approprier mais s'attache plutôt à conjoindre. Ce n'est pas un mode de connaissance analytique, mais un discours métaphorique, un savoir de la configuration, une connaissance par association, globale et synthétique, une co-naissance qui initie au sentiment de la disparition.

Opposée aux clartés de la raison, complice des transports de la poésie, la mélancolie fait figure de contre-savoir. Elle connaît la vanité du savoir. Subversive, elle désorganise la machine de l’apprentissage, met en cause le sens même de la vie, et transforme en contemplateur éperdu celui qui lui abandonne sa conscience. 

Compagne et initiatrice de la poésie, elle ouvre en grand les portes de ce lieu noir qu'est l'écriture, de ce non-lieu, ou de ce "lieu hors de tout lieu", où tout ce qui existe se trouve à la fois défiguré et reconfiguré.

La mélancolie prend ses aises dans la musique mieux que dans le langage. Quand elle investit le langage, c'est presque toujours pour le musicaliser. Elle affectionne l'immatérialité de la musique, que l'on ne peut ni saisir ni voir, et qui cependant est là, "vague et soluble dans l'air", aussi impalpable qu'omniprésente. La musique habite le monde comme l'humeur habite le corps: elle s'y trouve partout et nulle part, elle modifie sa perception, ses rythmes et sa figure.

 

(...)

 

Jean-Michel Maulpoix

© Mercure de France, 1996.