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Poétique du carnet de route

Extrait du livre de Jean-Michel Maulpoix Le voyageur à son retour, paru aux éditions "Le Passeur"
en février 2016.

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J’ai découvert l’Amérique le 3 avril 1994, en prenant des notes sur un carnet à spirales de la marque « Hotlines – stationery » dans un fast food de Los Angeles où je mangeais des patates au lard et des œufs brouillés. Il était 8 heures du matin. J’étais en ma 42ème année et venais de quitter pour la première fois « l’Europe aux anciens parapets ».
Ce petit carnet à spirales de 10 cm sur 15, dont 57 pages sont remplies, contient ma découverte. Cela seul fait son prix. Jamais il ne sera publié. Je n’en livrerai ici que le souvenir.

Carnet : « petit cahier de poche, destiné à recevoir des notes », dit le dictionnaire. Il en est de toutes sortes, formats et qualités. Ce ne sont souvent que des outils dérisoires, cornés et griffonnés. Faits pour les rudiments, les ébauches, les amorces, les esquisses… Destinés à se faire la main ou à garder la main, d’un usage un peu maniaque, de l’ordre du secret.
Pourtant, le simple fait qu’un tel parallélépipède de papier trouve sa place dans une poche, qu’il en sorte puis y rentre, au gré des humeurs et des intempéries, et accompagne de près les mouvements du corps du marcheur, aussi bien que ses perceptions, ses sensations et ses pensées, mérite que l’on s’y attarde…

Un psychanalyste dirait que sa nature est de type transitionnel, puisqu’il instaure un espace qui se situe à mi-chemin du subjectif et de l’objectif : une aire intermédiaire d’expérience entre le dehors et le dedans, affective et intellectuelle à la fois, à même de constituer une défense contre l’angoisse de l’inconnu. S’il n’appartient pas au « corps propre », il le prolonge illusoirement. L’une de ses fonctions est de favoriser, voire de véhiculer et de représenter la transition entre l’intime et l’étrange.

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Dans une chambre d’hôtel, à la terrasse d’un café, ou dans le no man’s time de quelque salle d’attente, le carnet est manière de poursuivre ou de rétablir une conversation avec soi-même. Il arrive même que le temps consacré à l’écriture du carnet offre seul l’occasion de réarticuler silencieusement sa propre langue quand l’idiome local en éloigne… Je me souviens du curieux sentiment d’insularité éprouvé à Beyrouth ou à Pékin, lorsque dans un lieu public je prenais des notes, immergé dans un brouhaha de conversations en arabe ou en chinois auxquelles je ne comprenais rien. Tenir un carnet, c’est ainsi s’assurer d’une espèce de continuité dans la discontinuité du voyage. C’est demeurer lié par un précieux cordon de signes à cette langue maternelle que l’on a momentanément cessé de parler et qui nous redevient d’autant plus chère qu’elle s’efforce d’appréhender des réalités étrangères, de dire un autre monde.

Selon les cas, évidemment, les carnets de route accueilleront une proportion très variable de réflexions, rêveries, pensées, notations diverses, descriptions ou commentaires. Ils feront une part plus ou moins abrupte au dehors et témoigneront à des degrés divers de l’ébranlement provoqué dans la sensibilité du sujet par le voyage.
Il ne me semble toutefois pas exagéré de dire que le carnet de route est le contraire d’un journal intime, celui-ci supposant une espèce de rituel privé, des retrouvailles régulières avec le cadre familier d’un bureau ou d’une chambre, et la conservation d’une intimité, si curieuse puisse-t-elle être du monde extérieur.
Il n’est pas non plus assimilable au « journal de voyage », tel que Michaux l’a illustré dans Écuador, puisque tout autrement élaboré, celui-ci obéit à une chronologie et se constitue en texte à part entière.
Somme toute, le carnet demeure en deçà. Plus près de la main et du pouls, il enregistre aussi bien le battement du cœur des grandes villes que celui des saisons. Si l’on devait lui attribuer quelques qualités spécifiques, susceptibles de constituer les rudiments d’une poétique qui lui serait propre, sans doute faudrait-il imaginer des vertus dont aucun traité n’a dressé la liste :

  • La justesse de regard, ainsi que la prompte coordination de l’œil, de la pensée et de la main, seule à même de garantir la valeur de photographie mentale propre à la note.
  • La teneur en oxygène, essentielle à cette écriture dont la fonction est  avant tout respiratoire.
  • La quantité de matière première qu’elle recèle, assez riche pour conduire jusqu’au texte qu’elle a pour fonction de produire par transformation.
  • Le taux de particules inflammatoires ou détonantes en suspension dans ces pages où le sujet entend s’arracher à la répétition de ses fatigues.
  • Le nombre de courts-circuits opérés entre des éléments a priori hétérogènes et étanches les uns aux autres.

Le carnet de route s’enrichit par inflammation et propagation. Son écriture est une affaire de stimuli et de courants. Un certain rythme lui est propre, puisqu’il se remplit par à-coups de tout ce qui coupe nos chemins. Écrivain par intermittences, tel est le marcheur : un écrivain possible, en devenir, à l’état naissant, qui entame, s’élance, opère des trouées,  esquisse des parcours, coupe court, s’interrompt puis revient, sollicitant et sollicité, conduit par un jeu secret de questions réponses et par toute une économie d’échanges avec le dehors dont son écriture ne livre que des aperçus…
Étrange lecture que celle du carnet où la continuité d’une chercherie tout intérieure, procédant par successifs tâtonnements, apparaît traversée de fusées soudaines : le dehors brusque le dedans, les choses et les bruits du monde interfèrent inopinément avec la lecture, la réflexion et la rêverie. On y voit l’esprit, nez au vent, bifurquer tout à coup. D’imprévisibles effets de suite opèrent des croisements inopinés. Entre ce qui est là, extérieur, sous les yeux, tout à coup surprenant, et ce qui vient de la vie intérieure ou des livres, s’établissent des proximités, des rencontres : conjonctions, disjonctions et appariements.
La mémoire même est autrement sollicitée. Il peut arriver qu’elle rajeunisse d’une façon inespérée, lorsque les aléas de la route empruntée font soudain ressurgir d’imprévus souvenirs d’enfance. Je me souviens ainsi avoir retrouvé avec précision, en Roumanie, dans un hôtel pauvrement meublé de formica, un intérieur de la province française des années soixante et d’avoir quasiment reconnu d’anciens camarades de classe dans la politesse appuyée d’étudiants portant une chemise blanche amidonnée et une veste de costume gris aux épaules étroites.
Ainsi les carnets de route tracent-ils autant de chemins vers l’intérieur qu’à travers des territoires étrangers. Ils étendent ou distendent l’histoire même du sujet dans des directions imprévues.

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Érotique est le carnet de route qui fait bâiller le temps et se plaît à ce qu’on l’entrouvre. Affaire de jointure, de contact, lieu préféré de ce qui mûrit dans l’entre-deux, à l’intersection de l’œil et de la pensée, du corps et du dehors, pas à pas, page à page.
Échappant au souci du livre, voire à ses angoisses, un plaisir du texte lui est propre. Plaisir des commencements, des promesses. Plaisir de la note frappée ou tenue, de la variété des éclats, des bouts de description, de récits, de dialogues, de poèmes parfois. Plaisir de l’interjection et de sa résonance. Plaisir de vérifier que le langage répond lorsqu’on le sollicite. Plaisir de sa plasticité et sa ductilité. Plaisir qui ignore l’impuissance, puisque dans le meilleur des cas il semble que les mots affluent en même temps que le monde. Celui-ci vient par bribes , parfois directement en phrases, voire en paragraphes ou en scènes. Et ce sont des rideaux qui se déchirent, comme si le réel cessait de nous être fermé sans perdre son étrangeté.

Le plaisir électif du carnet commence à l’heure du choix de ce docile compagnon de route. Il faudra qu’il tienne dans la poche et résiste à l’usage. L’objet, sa couleur, son épaisseur, son contact, sa maniabilité, sa relative rigidité pourtant, permettant d’écrire debout ou sur les genoux, sa tolérance aux encrages maladroits et aux ratures, son aspect nécessairement modeste, avec ou sans carreaux, lignes, spirales ou élastique… tout cela a pour le voyageur autant d’importance que le choix d’une veste, d’un sac ou d’une paire de chaussure…
Je dois avouer une préférence très marquée pour les carnets japonais : la qualité de glisse de leur papier d’un très léger blanc cassé, couleur de coquille d’œuf  (c’est une teinte favorable à la germination) est accueillante à ces heureux mouvements de plume sans lesquels il n’est pas pour moi de voyage accompli. Étant de ceux qui circulent avec des phrases, mon bonheur tout anachronique dépend d’un toucher de plume que volontiers je dirai lyrique.
Il me plaît de penser que ce toucher conserve, en dépit des siècles qui ont passé et de l’éloignement des mythes, quelque parenté avec l’antique toucher des doigts de l’aède sur la lyre :  il a lieu la plupart du temps au-dehors, il est inspiré et improvisé, il fait vibrer et laisse affluer vers la page les êtres et les objets du monde. Le carnet est lieu d’affluence…
De cette affluence, je ne suis d’abord tenté que de dresser la liste. Moins désireux d’écrire que de simplement nommer, dénombrer ce qui est là et dont la variété suffit seule à produire une espèce d’exaltation : des prairies, des fleuves, des vignes, du ciel et de l’eau, les maisons et leurs cimetières, quelques oiseaux perchés, des étangs, des buissons, des pylônes, des jardins, des cabanes, des cheminées d’usines, des hôtels de la gare, des faubourgs, des fumées, des clochers, des carcasses, des branches coupées en vrac ou nouées en fagots, des Citroën et des Peugeot, des salons de coiffure et des cafés du coin, des châteaux, des tourelles, des parkings, quelques palmiers, trois cerisiers, des panneaux, des feux rouges, des labours encore, des tracteurs avec leur cortège de mouettes et de corbeaux…
On pourrait imaginer que le degré zéro du carnet se tienne à cela : suivre la route et accueillir le monde tel qu’il semble venir, survenant de toutes parts, en kyrielle et en vrac.

Ce monde, à vrai dire, je ne vais pas le chercher très loin. Je ne m’engage pas, pour écrire, dans des voyages fabuleux (s’il en est encore) dont il importerait de rédiger la chronique. Je ne suis pas en quête de soieries, de joyaux, ni de capiteux parfums. Mes circulations d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec l’usage ancien de l’exotisme comme piment ou dérivatif : rêverie sur une paradisiaque innocence, enfièvrement érotique, bourlingue oisive, chromos du cocotier et du chameau... Il ne s’agit pas non plus d’un usage tactique et ironique du regard de l’autre, façon Montesquieu ou Voltaire, accusant de sa candeur feinte notre fatigue locale….
C’est dans une circulation somme toute assez peu décalée (en retrouvant dans un pays lointain des façons d’être tout ordinaires, du très proche dans l’ailleurs) c’est donc en délocalisant mes habitudes, que j’éprouve l’heureuse sensation que ce monde me concerne et qu’il me faut le dire.
Il se pourrait tout simplement que le même, sous d’autres cieux, soit un peu plus saillant. Que j’y porte une neuve attention, rythmes et appuis changés.

Le carnet invite à cela : sortir (un peu, beaucoup, passionnément) de soi : s’extraire du ventre maternel, franchir les « anciens parapets », se voir en autre parmi les autres, congédier classements et doctrines, modifier ses appuis, réapprendre à s’orienter, restaurer un usage du monde, une conscience du terrestre, découvrir d’autres températures, subir d’autres intempéries.
Une curieuse bonne nouvelle nous est apportée par ces carnets. Celle précisément dont est porteur le poète : « tout n’est pas déjà déterminé, arrêté, figé, reconnu… » et « il y a la place de passer de profil là où on croyait que c’était plein ».
Il reste sur la terre du jeu, de l’air et de l’espace. De l’étendue et du relief, de l’autre et du semblable, de la différence et de l’identité. Tout n’est donc pas égal, indistinct à force d’usure. La terre n’est pas cet espace plan déjà parcouru et déjà connu, identique en tous ses points. Le monde est autrement copieux, divers et surprenant. Il reste à percevoir autant qu’à rechercher.

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