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JULES SUPERVIELLE, LE RÉCONCILIATEUR

par Jean-Michel Maulpoix

 


JULES SUPERVIELLE

OEUVRES POÉTIQUES COMPLÈTES

édition publiée sous la direction de Michel Collot

avec la collaboration de Françoise Brunot-Maussang, Dominique Combe,

Christabel Grare, James Hiddleston, Hyun-Ja Kim-Schmidt, Michel Sandras

éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1116 p.


Comme Apollinaire et la plupart des poètes de son temps, Jules Supervielle s'est trouvé engagé dans la « longue querelle de la tradition et de l'invention ». Mais entre l'ancien et le nouveau, entre l'Ordre et l'Aventure, il n'a pas voulu choisir, s'établissant plutôt dans « l'entre-deux », ainsi que le rappelle Michel Collot dans sa Préface aux Oeuvres poétiques complètes. Cette riche Pléiade, où l'on ne compte pas moins de 400 pages de notices et de notes, qui éclairent la genèse, la structure, les thèmes, les formes, la réception de chaque recueil (appuyées sur une étude génétique précise des variantes), vient consacrer tardivement l'un des poètes les plus importants de ce siècle, jusqu'alors plutôt délaissé par la critique, peut-être pour avoir voulu être « un conciliateur, un réconciliateur des poésies anciennes et modernes », ainsi qu'il l'avoue lui-même dans Naissances.

***

A l'élection de « l'entre-deux » comme espace privilégié de l'écriture, la biographie du poète apporte une première explication. Né à Montevideo, en Uruguay, de parents français, Jules Supervielle est à peine âgé de huit mois lorsque son père et sa mère, en août 1884, traversent l'Atlantique et rejoignent la France où ils disparaîtront accidentellement quelques mois plus tard. D'abord recueilli par sa grand-mère maternelle au Pays basque, Supervielle s'en retourne à Montevideo avec son oncle en 1886. Il en reviendra huit ans plus tard pour entreprendre ses études secondaires à Paris, au lycée Janson-de-Sailly. Son imaginaire d'orphelin va se loger entre deux mondes. Ses premiers essais d'écriture vont tenter tant bien que mal de conjurer l'oubli et de consoler la perte. La première plaquette de poèmes que Supervielle publie à compte d'auteur, en 1901, s'intitule significativement Brumes du passé . Elle s'ouvre sur un court texte « A la mémoire de mes parents »:

« Il est deux êtres chers, deux êtres que j'adore,

Mais je ne les ai jamais vus,

Je les cherchais longtemps et je les cherche encore.

Ils ne sont plus... Ils ne sont plus... »

 

Fasciné par le vide et l'absence, le poète adolescent ne peut alors que s'essayer à des évocations mélancoliques dont le caractère très conventionnel suffit à démontrer combien elles font office de diversions à la douleur ou de déni d'une vérité insupportable. Supervielle entre en poésie en s'efforçant de boucher un trou. Il n'est pas encore à même de faire entendre sa voix, puisqu'il lui faut avant tout suturer les lèvres de sa blessure intime et éluder son « moi profond ». Le lyrisme sentimental de ses débuts entremêle des influences étrangères : un peu de Parnasse pour la description, un peu de symbolisme pour le rêve éthéré, et beaucoup de musique verlainienne pour l'inflexion des « voix chères qui se sont tues »... Si limité soit-il, cet originel rapport à la poésie ne manquera pas d'infléchir la trajectoire tout entière de l'oeuvre de Supervielle dont il semble qu'une part importante tende vers un classicisme naïf. C'est dire qu'elle maintiendra jusqu'au bout un rapport à la tradition du vers et à sa mélodie ayant pour objet d'inscrire contradictions et déchirures dans une langue de la continuité qui les apaise. « Pour moi, avouera-t-il dans Naissances, ce n'est qu'à force de simplicité et de transparence que je parviens à aborder mes secrets essentiels et à décanter ma poésie profonde. »

Mais à partir de Débarcadères, dont la première édition paraît en 1922, et dont le premier texte date de décembre 1919, une autre dimension de Jules Supervielle apparaît. S'en étant retourné à plusieurs reprises en Uruguay, s'y étant marié, ayant fait de nombreux voyages, ayant lu Claudel, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue et Whitman, le poète parisien s'avère enfin capable de dire la mer et l'Amérique dont sa famille perdue et lui-même proviennent. Influencé sans doute, comme nombre de poètes de sa génération, par la lecture des Feuilles d'herbe autant que par celle des Cinq grandes odes, il fait entrer les horizons maritimes et sud-américains dans l'espace formel élargi du vers libre et du verset. A côté des mètres rapides et de leur berceuse mélodique, une forme d'écriture ouverte vient dire l'ouverture, la dispersion, le prosaïsme et la nudité de celui qui trouve enfin dans le langage le moyen d'assumer son intime étrangeté. C'est par adhésion à l'horizon que Supervielle devient moderne, ne fût-ce que momentanément ou par pulsions successives, puisque la tradition et ses clôtures continuent parallèlement de requérir celui qui aspire encore à doter de contours le vide même dans lequel il se jette. Lorsqu'il écrit des vers réguliers, Supervielle comble un vide, lorsqu'il écrit des vers libres il l'exalte. Quand depuis la France il célèbre l'immensité de la pampa argentine, il fête victorieusement dans la poésie une enfance restée vierge pour avoir été tôt perdue:

« Le petit trot des gauchos me façonne,

les oreilles fixes de mon cheval m'aident à me situer.

Je retrouve dans sa plénitude ce que je n'osais plus envisager,

même par une petite lucarne,

toute la pampa étendue à mes pieds comme il y a sept ans. »

 

Le poète dessine alors son autoportrait en « gaucho », équivalent terrestre du marin, libre, barbare et brusque, dionysiaque, exténué, « hors venu », homme de pistes et de foulées, lié à l'élémentaire, « morceau d'avenir assiégé de toutes parts », délivré des « paysages manufacturés d'Europe, saignés par les souvenirs ». Le gaucho, c'est à la fois le verset et le sujet lyrique extraverti du nouveau monde. Débridé, dénudé, il disperse son identité dans cette nouvelle vitesse de prose qu'on appelle alors « poésie » au lieu de la rasséréner en l'installant dans le cercle protecteur des formes belles.

Dès le premier poème de Gravitations , paru en 1925, la réouverture des horizons géographiques devient plus résolument celle du sujet lui-même. Un questionnement plus personnel trouve à s'articuler. S'adressant à sa mère, le poète interroge son identité d'orphelin, autant dire sa distance intérieure. Il parvient alors à mettre au service de l'introspection les moyens même de l'extraversion. Lui qui fut ami de Michaux inaugure sa propre poétique des « lointains intérieurs ». Faisant alterner poèmes en vers libres et poèmes en vers réguliers, textes longs et textes courts, il s'établit résolument dans cet « entre-deux » qui est le lieu ou le non-lieu de « l'ubiquité » et de la « gravitation » poétiques. Rilke lui écrira: « vous êtes un grand constructeur de ponts dans l'espace ». Le moi devient émoi: ce n'est plus un lieu clos, mais le foyer spacieux de la co-appartenance.

De ce « moi », Le Forçat innocent (1930) revient curieusement creuser l'intime culpabilité. Au temps de la « gravitation » succède celui de la réclusion, comme si les systoles et les diastoles de l'existence et de l'écriture exigeaient un nouveau moment de repli et de concentration, sensible notamment dans un recours plus systématique au vers court. Toutefois, celui-ci ne console plus la douleur de son bercement mélodique, comme dans les tous premiers recueils, mais cherche l'articulation simple d'une voix familière apte à dire sans pathos des « ruptures d'identité ». Cette nouvelle figuration du poète en « forçat innocent » fait de l'être désireux d'infini un condamné à la finitude à perpétuité.

Or c'est précisément de cette condamnation que le poète tire sa force. Après avoir tout d'abord protesté contre elle en faisant du langage le lieu où s'exaspérait l'expression de sa solitude, il se trouve peu à peu conduit à reconnaître que la finitude est précisément ce qu'il partage avec ses semblables: les « Amis inconnus ». L'amour même qui se lamentait de la séparation découvre en elle sa raison d'être. Il n'abolit pas l'écart, mais rapproche des « mains étrangères ». D'abord poète de la déchirure, puis de la coexistence et de la co-appartenance, Supervielle devient de plus en plus, au fil de ses recueils, poète de la relation et de l'échange. Sous la pression tragique de sa biographie, il a sans doute plus profondément reconnu qu'un autre combien la poésie tire sa puissance et sa clarté de ces paradoxes obscurs ou ces contradiction insolubles qu'elle intensifie et dont elle prend rythmiquement la mesure. Dans Les Amis inconnus (1934), La Fable du monde (1938), Oublieuse mémoire (1948), comme dans quantité d'autres ensembles de poèmes que cette édition nous fait redécouvrir, Supervielle tend à inscrire dans une langue de plus en plus simple et transparente la connaissance qu'il a acquise de la contradiction et du défaut. Il développe et généralise cela qu'il s'efforçait à ses débuts de résorber. La forme redevient plus classique, mais cette fois par adhésion à l'énigme même dont le vers libre avait permis d'exprimer l'évidence. En lieu et place de la plainte d'une origine perdue, Supervielle s'est donné les moyens de réécrire « la fable du monde » et donc de transposer dans la Genèse même de la réalité sa propre acceptation de l'inconnu qu'il porte en soi. C'est, de bout en bout, d'un patient travail d'atténuation lyrique et d'apprentissage du consentement que son oeuvre témoigne:

« En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d'ombre.

Ce qu'on appelle bruit ailleurs

Ici n'est plus que du silence,

Ce qu'on appelle mouvement

Est la patience d'un coeur,

Ce qu'on appelle vérité

Un homme à son corps enchaîné,

Et ce qu'on appelle douceur

Ah! que voulez-vous que ce soit? »

 

Sans pathos, sans tours de passe passe, l'oeuvre de Supervielle est orientée vers un espoir. Elle tend vers la clarté. Elle évolue positivement de l'entre-deux à l'ubiquité, de la plainte à l'articulation. Elle constitue un exercice d'initiation lucide à une condition fatalement limitée. Elle connaît la coupure, la distance, le leurre et l'étrangeté. Elle atteint à l'unité sans jamais oublier la séparation. Elle a nettoyé ses plaies et enterré ses morts sans en perdre mémoire. Elle ouvre la voie d'une parole et d'une existense plus denses. Elle déjoue les pièges de l'enfermement. Elle suspend un lien à une voix. Elle se penche « à la fenêtre du monde ». Elle entraîne avec elle « plus d'un être vivant ». Elle sait l'informulé, et c'est pourquoi elle parle:

« Ne le lui dites pas, il nous réconcilie,

Rien n'est trop loin de lui pour qu'il ne le délie

De son éloignement et son étrangeté,

Mais même son pouvoir le laisse épouvanté

Et si disséminé que l'on voit bien qu'il ment

Quand il se dit tranquille et sans événements

Alors que respirer déjà le paralyse

Et le laisse exposé à tout ce qui se brise .»

 


© Jean-Michel Maulpoix et éd. José Corti, 2002.