Un homme foudroyé n'est pas un homme
mort. C’est un initié, un élu ébloui qui continue de brûler du feu
même qui l’a frappé et dont sa rétine garde la trace noire. Cet
aveuglé voit. Cet halluciné marche en titubant, comme Orphée ou
Lazare. La passion le retient de s'effondrer. L’invisible éclaire son
oeil.
Tel est le paradoxe de la foudre dont
la mythologie raconte que les Cyclopes ouraniens l'ont inventée à
l'usage de Zeus. Elle manifeste, comme le vol de l'aigle, la
toute-puissante volonté de la divinité: elle engendre et détruit,
elle sacralise et purifie.Son éclair féconde la parole du poète,comme
la semence céleste investit par surprise le corps des mortelles afin
d'emplir le monde de sages et de demi-dieux.
Lorsque Cendrars se nomme lui-même
"homme foudroyé", il affirme tout d'abord sa différence. Il
répète à plusieurs reprises: "Je suis l'Autre". Il a trouvé,
à cinquante six ans, mieux qu'un titre de gloire, une formule qui le résume
et qui, à la façon d'un mythe personnel, en connivence avec les grands
mythes antiques de l’inspiration, établit l'origine, le sens, la
dimension de son existence de poète.Le paradoxe de la foudre s'est,
semble-t-il, imposé à lui comme seul susceptible de prêter figure aux
brisuresde sa vie et à ses
préoccupations spirituelles, de conjurer les orages de la deuxième
guerre mondiale par le souvenir des horreurs de 1915, de faire valoir
l'image d'un homme fécondé à travers celle d'un homme détruit,
d'inscrire enfin sa propre renaissance entre deux éclairs
contradictoires qui le frappèrent à peu d'années de distance: celui
qui l'amputa de son bras droit, le 28 septembre 1915, et celui de sa
"plus belle nuit d'écriture", à Méréville, le 1er
septembre1917,l'un mutilant,l'autre initiatique. Pour passer de l'une à
l'autre de ces brûlures extrêmes, de la foudre qui tue ou qui produit
une "éclipse de la personnalité", à celle qui fait renaître,
illumine et initie, du ravage à la merveille, et de la biographie au
mythe, il fallait un livre, ou mieux un ensemble de livres réitérant
les mêmes motifs et les mêmes brûlures. Il fallait aussi, dans ces
livres, une écriture qui fût elle-même comme le reportage et la
propagation de cet embrasement de toute la personne, le développement
d'une espèce de chronique incendiaire,"car écrire, dit Cendrars,
c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres. " D'une
cendre"toujours inachevée" eût ajouté René Char. Le
premier de ces livres, c'est précisément L'homme
foudroyé, ex-voto zèbré d'éclairs de toutes sortes, et dont la
forme rhapsodique évoque une succession d'orages, plus ou moins
violents, à travers lesquels Cendrars déchiffre, en chiromancien
inspiré, l'énigme et le sens de sa propre vie.
Tout commence par la foudre laplus insupportable, la plus folle, la plus injuste et la plus
noire: celle du canon, de la mitraille, qui, devant
la ferme Navarin
, emporte le "beau légionnaire" Van Lees, camarade de tranchée
de Cendrars, le suspend un instant entre ciel et terre et le volatilise:
"En
effet, comme nous partions à l'assaut, il fut emporté par un obus et
j'ai vu, j'ai vu de mes yeux qui le suivaient en l'air, j'ai vu ce beau
légionnaire être violé, fripé, sucé, et j'ai vu son pantalon
ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l'épouvantable cri de
douleur que poussait cet homme assassiné en l'air par une goule
invisible dans sa nuée jaune retentissait plus formidable que
l'explosion même de l'obus, et j'ai entendu ce cri qui durait encore
alors que le corps volatilisé depuis un bon moment n'existait déjà
plus.”
L'homme
foudroyé, comme le précise Cendrars, n'a pas de cadavre, pas de sépulture,
et son cri d'horreur persiste après que son corps s'est volatilisé.
C'est pourquoi ce n'est pas tout à fait un homme mort, mais plutôt une
image insoutenable, offerte en sacrifice, une hyperbole de toute
douleur, à travers laquelle le poète est à même de déchiffrer,
d'exorciser peut-être, le souvenir de sa propre mutilation, lorsqu'au même
endroit, ou presque, le 28 septembre 1915, il perdit la main droite. Du
corps foudroyé de Van Lees, de Cendrars, ou d'un autre - car tout
soldat, tout écrivain, est inconnu, anonyme, hormis pour ses compagnons
de tranchée ou de pages blanches - l'on pourrait croire qu'un fragment
retombe mystérieusement sur la terre,plus tard, dans un autre livre de Cendrars(2): sa main coupée,
telle qu'elle apparaît aux yeux horrifiés de Faval dans le texte
intitulé Le lys rouge[1]:
"Nous
avions bondi et regardions avec stupeur, à trois pas de Faval, planté
dans l'herbe comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras
humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du
coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme
pour y prendre racine, et dont la tige sanglante se balançait doucement
avant de tenir son équilibre."[2]
Cette main, nous savons bien qu'elle
est celle du poète. Venue de nulle part, tombée d'un ciel vide. Objet
de souffrance, de fantasmagorie et de légende, c'est une main tendue,
comme arrachée du corps afin de pouvoir être mieux tendue, plus
fraternelle encore de n'appartenir à personne. Elle est précisément
la main de tous ceux qui sont montés à l'assaut de la Croix, comme le
Christ, et comme les légionnaires du front. Elle est aussi la main des
pauvres, "des simples, des humbles, des innocents, des fadas et des
déclassés", de ceux dont Cendrars dit qu'ils composent sa
"vraie famille" et qu'il a appris à les aimer "non par
charité mais par simplicité", à la guerre, qui est "la misère
du peuple". Si l'écrivain est amputé de la main droite, c'est
parce qu'il la tend au monde, ou que le monde la lui arrache. Là est le
sens de sa blessure. Là est l'origine de sa voix. Celui qui écrit n'a
aucune autre raison d'être que de faire sans cesse donà autrui de sa propre main,c'est-à-dire à la fois de son amour et de sa manière propre
d'appréhender ce qui existe. Souvenez-vous de la main d'Orphée, se
posant trop vite sur l'épaule d'Eurydice, au sortir des Enfers, ou de
celle de Faval, qui s'accroche à la capote de Cendrars, avant que tombe
le soldat, foudroyé d'une balle entre les deux yeux: elles pourraient
aussi bien être des mains coupées, ou des mains qu'il eût fallu
couper pour s'en défaire, avec une extrême douleur, tant elles se
cramponnaient fort à
la vie... Cette
main, en forme de lys rouge, toute ruisselante de sang, je ne puis m'empêcher
d'y voir à la fois ce que Cendrars appelle "le coeur du
monde", c'est-à-dire la double merveille de la création et de
l'existence, palpitante et tragique, et la vraie main de l'écriture,
celle d'après la littérature entendue commeun travail de lettré, celle qui voudrait écrire sans plume,
sans encre et sans papier, ou, pour reprendre la formule de Cendrars
lui-même, celle quisouhaitenepas tremper sa
plume dans l'encrier, mais dans
la vie.Plantée
dans le sol, épanouie et sanglante, il semble qu'elle répète qu'il
n'y a "qu'une seule chose de
sublime au monde pour un créateur: l'homme et son habitat". Le
poète fonde ce qui demeure par le sacrificede ce qui lui est le plus propre, par un assentiment à son
"inhabileté fatale". Il n'est pas infirme par accident, mais
par nature ou vocation: de la gaucherie, il tient son pouvoir.
La fable
de la main coupée dresse à contre-temps l'acte de naissance d'un écrivain
autre dont la figureétait
déjàtout entière
contenue dans le nom même de Blaise Cendrars et dont la foudre parachève
l'identité en même temps qu'elle le voue àécrire une sorte de passion ou d'évangile moderne. Mais cet
"autre", qui fulmine contre les littérateurs et qui s'éparpille
à loisir, est à mon sens tout l'écrivain. En effet, lorsqu'il dit préférer
la vie à l'encrier, Cendrars pose le paradoxe propre à toute expérience
créatrice. Il sait que le langage lui dérobe la vie qu'il traque. Il
sait qu'il formule un voeu pieu. D'ailleurs il ajoute aussitôt qu'écrire
"c'est peut-être se survivre", "c'est peut-être
abdiquer", marquant par là la conscience qu'il a de cet artifice
qui implique, pour noircir des pages blanches, de "tourner le
dos" au monde, de s'installer, comme il le fit au
Tremblay-sur-Mauldre, en face d'un mur ou d'une impasse. Ecrire ne peut
aller qu'à l'encontre de vivre, ne peut venir qu'en supplément et ne
se produire qu'en retrait. L'on ne saurait donc faire coïncider trop naïvement
la bourlingue cendrarsienne et sespéripéties
de toutes sortes avec le travail du poète. L'oeil d'éléphant et la tête
de docker ne doivent pas faire oublier le coeur de braise. Ensuite,
lorsqu'il se présente comme un "homme foudroyé", Cendrars définit
la situation même du sujet lyrique, lequel est à lafois possédé et dépossédé, exalté et défait, investi par
le souffle du dieu disaient les anciens grecs. Ce sujet ne saurait se
poser souverainementface à
quelque objet; il ne peut parvenir à soi qu'en se perdant, se
diffractant dans un constant jeu de miroirs et d'illusions. Il n'est pas
un, mais multiple, Phoenix et Protée aussi bien. C'est pourquoi la
forme rhapsodique lui convient, si docile aux caprices de l'inspiration.
Il s'y agit de faire valoir la substance des événementsles plus minces, des circonstances apparemment les plus
accidentelles, de multiplier les contextes, les lieux, les faits-divers,
les épisodes et les figures, de sorte que le sujet qui les rapporte
apparaisse simultanément comme un centre et comme un point de fuite,
toujours soi, et toujours au-dehors de soi, avalant goulûment le monde,
en avance sur ses propres traces, prenant possession et prenant congé
dans le même mouvement.
Comment s'étonner, dès lors que,
dansL'homme
foudroyé, le poétique soit préféré à la poésie et se présente
brusquement, à l'improviste, entrecoupé d'anecdotes, de récits et de
descriptions diverses qui sont comme le pouls et la respiration de la
vie même. Quand l'écriture prend une forme rhapsodique, elle
s'enrichit de ce qui a passé et de ce qui survient. Elle est un acte de
présence. Comme le dit l'étymologie, elle coud ensemble des morceaux détachés,
afin debâtir
un habit (ou une habitation), de poser sur les foudroyés une peau de
paroles humaines, ne serait-ce que pour aider le souvenir de la vie à
survivre, ou pour l'exorciser lorsqu'il est trop insupportable. A
l'image du Gitan, qui vit en marge, au jour le jour, et avec
insouciance, plein de malice et d'astuce, l'écriture à son tour veut
se faire gitane. La poésie n'est pas style, mais vision, onirisme,
surgissement, coq à l'âne et surprise. C'est "un canapé rouge
dans une clairière de la forêt vierge", une négressey est assise avec ses chérubins, elle attend la route à
laquelle son mari travaille à quelques lieues de là; "c'est un
piano à queue qui se balade sur les crêtes (...) de la Cordillère des
Andes, une antenne de T.S.F. tendue entre deux palmiers dans la solitude
du sertao"... C'est un lustre et un poste de radio "posés à
même le sol dans le jardinet d'un pavillon de banlieue." Ce sont
les têtes fondues des "mannequins de rebut dont on récupère la
cire"... C'est le mélange inquiétant du moderne et du primitif,
ce sont leurs noces extravagantes, bouffones et tragiques à
la fois. Lapoésie naît de rencontres
toujours singulières, des caprices et des déplacements de la réalité:
elle est un état, plutôt qu'une manière d'écrire, comme si le monde
avait la fièvre, comme si les choses mêmes étaient inspirées, ou se
mettaient à délirer. Pour accéder à l'effervescence de la poésie,
il faut partir, prendre la route, à pied, en train, ou en automobile.
Car le voyage, comme l'amour et comme la poésie, élargit le monde.
Cendrars, bien qu'il conduise d'une seule main, préfère l'automobile,
parce que la route "aussi triomphale soit-elle, ne s'écarte pas
des hommes, se faufile au milieu d'eux, relie leurs villes à leurs
villages" et "ne cesse pas d'être quotidienne, c'est-à-dire
utile, pratique, terre à terre, encombrée d'obstacles et pleine d'imprévu."
Il célèbre le lyrisme dela
vitesse exalté par les futuristes dès 1909, à l'image de Marinetti
s'exclamant:
"Nous
voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale
traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son
orbite."[3]
La vitesseest une grâce, comme
la foudre. Elle
aussi isole, pénètre, décompose, analyse, et réduit le monde à
"un petit tas de cendres aérodynamisées." Chaque fois que le
poète prend le volant, il s'en va tout seul au bout de ses
raisonnements et de ses paysages. Il prend le pouls du monde en suivant
ses artères. Il prend le monde, comme on dit d'un bateau qu'il prend la
mer, ou il se laisse prendre par lui, il le visite et il en estvisité,ce qui, en
poésie, est exactement la même chose. Quand Cendrars nous parle des
livres qu'il aime -et nous savons que ce voyageur insatiable fut aussi
un prodigieux rat de bibliothèque- ce sont encore des livres pour
courir le monde, pour abolir les distances, pour faire se rencontrer les
figures les plus étrangères. Il se compose son propre Livre rêvé:
deux à trois mille pages dépareillées, arrachées par ci par là
"à cause de l'intérêt de la chose dite ou la précision de l'écriture"(...)
"sanglées dans une peau de chien rouge, la même que celle
inusable de ma carosserie." Plus qu'une anthologie, ce livre est
encore une rhapsodie. Il n'a pas d'auteur. Il n'appartient à aucun
genre connu. Il est irrévérencieux et biblioclaste, il sert à mieux
vivre. L'on est tout surpris, dans un tel contexte, de rencontrer
parfois un écrivain. Les camarades de tranchée, les copains du vieux
port, les femmes du monde et les gitans sont autrement recommandables
que les académiciens et les poètes. Cingria le cycliste "en tenue
de routier à la mode d'Alfred Jarry, c'est-à-dire les pantalons
maintenus dans les chaussettes par tout un jeu de ficelles" est
objet de sarcasme, de moquerie. André Gide est nommé le maquereau des
grands hommes". Quant à la Muse inspiratrice, chère aux coeurs
romantiques, elle est elle-même qualifiée de "conne académique".
Le "coeur du monde" n'est pas son affaire. Les gens de lettres
sont des "animaux malades de la peste". Cendrars leur préfère
l'exemple de Gustave le Rouge, représentant d'une écriture "hors
littérature", rebelle au beau style et aux images, soucieux de
"dire des faits, des faits, rien que des faits, le plus de choses
avec le moins de mots possibles, et, finalement, faire jaillir une idée
originale, dépouillée de tout système, isolée de toute association,
vue comme de l'extérieur, sous cent angles à la fois et à grands
renforts de télescopes et de microscopes, mais éclairée de l'intérieur."
Cedésir de voir, de
saisir, d'être efficace autant que simple, et d'utiliser l'écriture
comme un instrument optique ou comme un moyen d'intervention rapide,
rapproche Cendrars d'Henri Michaux. L'un et l'autre élaborent, chacun
à sa manière et selon sa formule intime propre, une stratégie de
l'homme gauche. L'un et l'autre puisent leur force dans leur défaut.
L'un et l'autre prennent la poésie à rebours pour déjouer ses
leurres, ses artifices. A l''appui de ce rapprochement, je ne puis
d'ailleurs m'empêcher d'entendre le prénom de Cendrars lorsque Michaux
répète dans Bras cassé: "Braise.
Braise dans le bras. Braise et percements. Horrible cette braise... et
absurde." Comme si la même souffrance, la même brûlure et la
même gaucherie avaient alimenté, au moins quelque temps, l'écriture
des deux hommes. Comme si le poète n'était pas plusieurs mais un seul,
ayant enduré sans cesse le même mal, la même brisure de l'os et la même
brûlure de la chair, en des temps et sous des noms différents, pour
atteindre le coeur du monde. Bras cassé ou main coupée, défait d'une
partie, sinon d'une moitié, de soi-même, seul un homme gauche peut être,
pour reprendre une formule de Cendrars à propos de Le Rouge, "un
très grand poète anti-poétique". La main droite, on le sait, est
active, efficace, partie prenante, volontiers directive; tandis que la
gauche est songeuse, réfléchie ou végétative. La main droite
pourrait être de braise, et la main gauche de cendres. Et c'est bien sa
main droite qui continue de brûler Cendrars après qu'il l'a perdue.
C'est elle qui garde la mémoire de
la foudre. C'est
elle que somme toute il décide de sauver,qu' il se redonne, quand il prend le parti de la vie contre la
littérature, ou quand il conduit sa voiture de la main gauche. Dans l'écriture,
c'est la vie même qui change de main, qui passe la main, puis qui s'en
va de main en main, sous la forme singulière d'un livre. L'écriture
change également les mains des hommes quand elle leur permet d'appréhender
ce qui d'ordinaire se dérobe. Elle invite aussi à joindre les mains
avec une innocence nouvelle, hors de toute croyance, ou dans des églises
auxdieux incertains. Elle
est ce "travail d'amour" qui permet le ravissement d'amour.
Elle invente enfin des mains plus sereines qui montrent la voie, qui
rassurent, apaisent et renforcent. C'est ce qu'écrivait Henri Michaux
dans "Mains élues", dernier poème de Chemins
cherchés, chemins perdus, transgressions[4],
dont la première strophe pourrait être offerte à Blaise Cendrars:
Après
méditation
naîtrait
une main
sereine
apaisant
l'accablé
renforant
le sage
déliant
le prostré
porteuse
réparatrice
une
grande main de LUMIERE"
[1]
Titre et métaphore dont la sonorité rappelle le nom même de Van
Lees.
[2]
La main coupée, deuxième mouvement du "quatuor
autobiographique”, est elle-même issue de L'homme foudroyé.
[3]
MARINETTI, "Premier manifeste du futurisme", paru dans Le
Figaro du20 février
1909,recueilli dans Le
Futurisme, Lausanne: L'Age d'homme, éd,1979, p.152.