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Futurisme et esprit nouveau

Notes sur Guillaume Apollinaire et quelques autres...

par Jean-Michel Maulpoix

 

Introduction à la lecture d'Alcools de Guillaume Apollinaire


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Essais généraux

 

 

 

Calligrammes


 

 

 

“Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ” écrit Marinetti dans Le Manifeste Futuriste que publie le Figaro du 20 février1909. Une “ automobile rugissante ” lui apparaît plus belle que la Victoire de Samothrace. Il valorise alors le lyrisme comme “ la faculté très rare de se griser de la vie et de la griser de nous-mêmes ” . Poussant le culte de l’énergie jusqu’à l’exaltation de l’agressivité, voire de l’agression, il en vient à prôner la destruction de tout ce qui relève de la tradition au nom  de la seule modernité : “Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.” Affirmant que dans le monde moderne “l’art ne peut être que violence, cruauté et injustice”, Marinetti finira fasciste. Provocateur, le futurisme se pose résolument comme “anti-tradition”. Il célèbre ce qu’il appelle le “lyrisme synthétique” ou le “lyrisme de la matière” qui n’est encore, sous sa plume rageuse, qu’un slogan vide. Toutefois, déjà, une prosaïsation du sujet entend répondre ou répliquer à l’ancienne poétisation de l’objet. Prônant un style orchestral capable d’embrasser la vie de la matière et d’en exprimer la circulation, le futurisme invente, par exemple, “l’adjectif sémaphorique” qu’il substitue à l’adjectif qualificatif, “comme un disque ou un signal qui sert à régler l’élan, les ralentissements et les arrêts des analogies en vitesse.”

 

Salmon

Picasso

Giacometti

 

 

La nouvelle poésie française qui apparaît dans les années 1913 n’est pas sans rapport avec le futurisme, mais elle se démarque de ses excès. André Salmon ne voudra voir en lui qu’un “Opera buffa prétendant au serioso”. Également hostile à de tels débordements, Apollinaire se montrera à la fois attentif à ce mouvement et très critique à l’endroit de ses excès terroristes et déclamatoires. Plus subtilement, l’oeuvre de cet autodidacte amateur de livres rares devenu le porte-drapeau de “l’esprit nouveau, se partage entre tradition et modernité, ordre et aventure. Son texte le plus significatif du renouveau poétique, “Zone”, décrit ou constitue en vérité un entre-deux, entre vers et prose, comme entre tradition et nouveauté. Alcools est partagé entre des poèmes réguliers où l’inspiration élégiaque use volontiers du rythme mélodieux de l’octosyllabe, et des pièces plus résolument modernistes dans leur valorisation du vers libre. La figure poétique d’Apollinaire est à l’image de cette charnière que son oeuvre va représenter. On y entend boîter l’identité jusqu’en son nom : Guillaume Albert Wladimir Alexandre Apollinaire  de Kostrowitsky. Il appartient au nom mythique de fédérer ce cosmopolitisme à la façon d’un mot-valise. Un surcroît de prénomination comble un défaut d’identité. Homme de peu de poids, le poète se désigne comme une ombre : “ Va-t-en errer crédule et roux avec ton ombre ” (Le Larron). Le mot “ ombre ” est un de ceux qui reviennent le plus souvent dans “ Alcools ”: il figure le peu de consistance et d’identité du sujet. Mais ce piéton boiteux du siècle nouveau va travailler à “extraire le futur le plus audacieux de la substance la plus classiquement mythologique”, ou, à l’inverse, de faire entrer dans la poésie les réalités les plus neuves ou les plus prosaïques du début du XXème (hangars de Port-Aviation, publicités et sténodactylographes...). Refusant toute hiérarchie poétique, il prend le parti du quotidien : “ on peut partir d’un fait quotidien: un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera tout un univers ” affirme-t-il dans sa Conférence sur l’Esprit nouveau. Cette singulière provocation fait de la chute même du poétique le principe de son ascension. Le mouchoir qui tombe peut être assimilé au sentiment, ou à l’intrigue tels qu’ils sont délibérément ramenés à la banalité la plus grande. Dans “ Vendémiaire  ”, Orphée devient Ixion, celui qui étreint et féconde les nuées, défie la divinité et produit des illusions. Et c’est alors la cheminée qui féconde les cieux, c’est le réel qui concrétise, accomplit la fable. Pour Apollinaire, “La fausseté est une mère féconde”. Il ne s’agit pas de rêver ou de représenter un monde idéal mais de révéler la beauté proprement poétique de l’univers terrestre. Un autre mythe revient sans cesse sous sa plume, celui d’Icare, lui aussi désacralisé par la modernité: dans “ Zone ”, il propose un portrait du Christ en aviateur.

Si la longue “ querelle de l’ordre et de l’aventure ” anime la poésie d’Apollinaire, il y apparaît également un travail sur la temporalité lié au sort même du sujet lyrique. On y voit se côtoyer des poèmes où la temporalité reste relativement simple ou n’est que légèrement perturbée par la rétrospection, et des poèmes où la simultanéité des temps, des lieux et des voix paraît défaire définitivement l’unité de perception ou de méditation (“ Les Femmes ”). Calligrammes  systématise, en 1918, deux types de poèmes nouveaux, le calligramme et le poème conversation. C’est alors aussi bien l’oeil que l’ouïe modernes qui se trouvent valorisés, par des textes lorgnant vers la peinture et les affiches, ou rapportant des bribes de conversation retranscrites sur la page. Le lyrisme visuel développé dans Calligramme  va proposer une écriture, une spatialisation, voire une picturalisation du sentiment lyrique: simultanéisme, bribes de conversation dans “ Lundi rue Christine ”. Déjà, dans Alcools,  “ Vendémiaire ”, poème clef par son ampleur et sa place faisait entendre polyphoniquement une atmosphère d’ivrognerie universelle célébrant le premier mois de l’année révolutionnaire. Les voix du monde y prenaient le pas sur celle du poète ivre de boire “tout l’univers” : une série de prosopopées y font fusionner des voix venues de Bretagne, du Nord industriel, du Sud, de l’Est et qui se fondent en un lieu (Paris) et une parole, celle du poète (“ je suis le gosier de Paris ”). En lieu et place du poète “ écho sonore ” cher à Hugo, ce poète  gosier ivre voit sa propre identité vide capable d’accueillir les articulations les plus diverses.

 

Blaise Cendrars

 

 

“Vendémiaire” et “ Zone ” d’Apollinaire ne sont pas sans similitude avec Les Pâques à New-York de Blaise Cendrars. Publiées en 1912, elles aussi en vers libres dépourvus de ponctuation, les Pâques expriment la solitude errante, la détresse morale du poète dans une grande ville étrangère et son appel à Dieu, sa tentation du religieux, sa communion avec l’humanité anonyme des émigrants, la foule des pauvres et des réprouvés de toutes races dont il endosse la souffrance et fait parler les voix. De même, les recherches d’Apollinaire dans le domaine du lyrisme visuel, entrent en correspondance avec La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France , long poème illustré de géométrismes colorés de Sonia Delaunay, qui est édité pour la première fois, en 1913, sur un dépliant de deux mètres de long. C’est, simultanément, un poème dont le mouvement se rapproche de celui de la narration, et un objet d’art, fait pour la lecture et pour l’oeil. Il nie la fermeture du livre et le découpage du texte, au profit d’une visualisation globale et colorée du trajet poétique lui-même, à la façon d’une affiche. Cendrars poursuivra ses recherches en matière de “lyrisme visuel” avec Dix-neuf poèmes élastiques (1919) et Kodak-Documentaires (1924) où se recueillent des bribes de faits-divers issus des journaux ou de la TSF. La poésie se présente alors résolument comme une parole débordée autant que débordante, et qui ne peut ni dire tout ce qu’elle voudrait dire, ni aller au bout de la trajectoire qu’elle voudrait accomplir. Le parti-pris de prosaïsme qui gagne alors la poésie traduit l’excès des perceptions et des sensations nouvelles qui sollicitent le regard du poète sans que son discours puisse les ordonner comme naguère. Pour Cendrars,  “la littérature fait partie de la vie (...) Vivre n’est pas un métier. Il n’y a donc pas d’artistes (...) Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement”. Son écriture instaure un nouveau rythme, très syncopé, proche du jazz, avec percussions et coups de klaxon. Elle prend appui sur des répétitions au niveau phonétique, mais également sur les rapprochements de termes appartenant à des registres très différents au plan sémantique. Le modèle ultime du sujet lyrique polyphonique serait alors l’orchestre de jazz. Le “ moi ”, comme le poème est rhapsodique : fait de morceaux, de motifs et de thèmes repris à intervalles précis.

 

 

 

Faute de pouvoir unir, comme naguère les romantiques, dans le foyer ou la diction d’un “émoi central” des perceptions et des sensations désormais trop accélérées, nombreuses et décousues, les poètes du début du siècle puisent souvent dans la fantaisie des ressources permettant à la fois de formuler et de déjouer leur vertige. Ainsi Apollinaire court-il après son identité de bâtard à travers une kyrielle de fictions anciennes qu’il réécrit à sa façon (Merlin dans L’Enchanteur pourrissant, Orphée dans Le Bestiaire). Il dessine une nouvelle figure du poète : ni le maudit à la manière d’Arthur Rimbaud, ni l’homme de Lettres à la façon de Mallarmé, mais l’artiste marginal, l’homme de la bohème artiste et fantaisiste, le journaliste du temps qui passe, un être émancipé, dépourvu d’appuis stables, créateur de mythologies modernes, une ombre voleuse de feu. Ni “promeneur solitaire” à la suite de Rousseau, ni “rôdeur parisien” dans l’ombre inquiétante de Baudelaire, il est le “flâneur des deux rives” (titre sous lequel il a regroupé en 1918 certaines de ses chroniques), hésitant entre l’ordre et l’aventure, comme entre rive droite et rive gauche, et prônant par là un certain dilettantisme. Volontiers il se dépeint en saltimbanque, bohémien, arlequin, enchanteur:

 

“ Je viens ici faire des tours

Où joue son rôle un talisman

Mort et plus subtil que la vie ”.

(“ Les Collines ”)

 

Ce “flâneur des deux rives ” est lesté d’une culture d’autodidacte très singulière, issue d’une brocante livresque. Il manifeste un goût prononcé pour le mot rare, à la façon des décadents (“pihis”, “hématidroses”). Il use des archaïsmes médiévaux, des dialectalismes et des mots forgés. Fantaisiste, il affectionne le calembour, la provocation (allant jusqu’à faire de la Tour Eiffel une bergère).

 

 

(à suivre...)