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    Le bout de la langue

    A propos de Nathalie Sarraute

     

    par Jean-Michel Maulpoix


    Nathalie Sarraute répétait volontiers n’avoir « jamais pu tracer de frontières entre roman et poésie ». Pourtant, de telles frontières existent. Ses textes ne sont pas des poèmes ; Nathalie Sarraute le savait. Et je ne crois pas qu’elle ait jamais prétendu avoir écrit de la poésie.

    Importe cependant cette apparente difficulté (ou impuissance) à séparer roman et poésie, surtout de la part d’un écrivain si habile à discerner, si constamment soucieux de distinction et d’ajustement lorsque de simples mots sont en cause... De sorte que parler ici de « difficulté » ou d’incapacité serait à l’évidence se fourvoyer. Il apparaît plutôt que Nathalie Sarraute trouve quelque intérêt ou plaisir à ne pas séparer roman et poésie, à garder flottante cette distinction, sans doute pour s’intaller elle-même, avec sa plume et ses papiers, sur cette bordure ou cet estran, là même où l’un et l’autre se recouvrent et se découvrent, se joignent et se disjoignent, se dissimulent et se révèlent mutuellement.

    Ne pas « tracer de frontières », c’est maintenir roman et poésie dans un même territoire, que l’on appellera commodément l’écriture, non pour les y confondre ou les y dissoudre, mais afin, tout d’abord, que la poésie veille sur le roman et l’empêche de se constituer en monde clos, à l’imaginaire solide, bien établi sur un sujet, des personnages et une intrigue. Car tel est l’enjeu de ce rapprochement : la poésie entretient un doute sur le langage dont le roman tout seul fait volontiers l’économie. La poésie considère le langage avec un soin dont le roman la plupart du temps se distrait. La poésie a vis-à-vis de la réalité même des timidités, des précautions ou des pudeurs qui, par comparaison, font paraître grossiers ces romans que l’on dit parfois « réalistes ». Et si les tropismes chers à Nathalie Sarraute ne sont pas ces tropes qu’affectionnent les poètes, voilà pourtant deux mots qui ont une même racine et qui conduisent à rapprocher des tours et des trouvailles poétiques l’observation de ces « mouvements furtifs et instinctifs » dont l’écrivain fait la matière de ses « romans ».

    On sait que trouveur de tropes, le poète fut aux temps anciens appelé « trouvère » ou « troubadour ». Un inspiré des dieux, des muses, ou simplement des formes. Mais Nathalie Sarraute est plutôt de celles à qui les mots manquent. De celles qui cherchent leurs mots. Au point d’avoir fait de son œuvre la dramatisation de cette parole manquante ou incertaine : une succession de gros plans et de ralentis cinématographiques sur ces situations inquiétantes où les mots nous restent sur le bout de la langue.

    Poète, Nathalie Sarraute ne l’est ni par inspiration ni par goût des figures.
    Est-ce donc, comme elle semblait elle-même le croire, parce qu’elle s’efforce de saisir les sensations « au plus près de leur source » qu’elle se montre capable de faire « fusionner » roman et poésie?
    Certes, un tel souci la sépare de l’intrigue et des cadres du roman. Il l’éloigne de la narration traditionnelle, et peut même la conduire à défaire sa phrase. Certes, comme le poète, Nathalie Sarraute se confronte au fugace et à l’indicible, travaille les blancs de la parole, va par morceaux, joue de la reprise, ébranle la forme, privilégie la voix… Et cependant son travail reste foncièrement de prose, sans qu’il soit même possible de parler ici de « poésie en prose » ou de « prose poétique ». Elle reste un écrivain : attentive à des situations de parole, elle ne les consume pas lyriquement mais s’attarde sur leurs prémices et leurs complications. Faisant la part belle à l’anecdote, à la scène, à l’échange, elle ne précipite pas la sensation en figures mais reste sur le bord de sa formulation. Elle ne la fait paraître qu’en interrogeant la possibilité même de cette formulation. Elle la suspend dans l’effort de la ressaisir. Elle la dit comme en son en-deçà, par prétérition.

    Là où le travail du poète tient de la « prouesse de langue », celui de Sarraute retient ou récuse toute prouesse et se réclame plutôt de la défaillance expressive pour évoquer l’indicible — le je ne sais quoi et le presque rien — Il y a chez Nathalie Sarraute comme un double mouvement de désignation et de rétention : elle montre et s’arrête sur le bord. De sorte que plutôt que d’une poétique de la suggestion, héritée de Mallarmé, il conviendrait à son propos de parler d’une poétique de l’allusion et de l’élision. Une poétique de l’indécision. Au commencement est l’empêchement : il motive l’écriture, est pris en compte par elle, et détermine sa forme.

    Ainsi, dans le passage d’Enfance où elle évoque un extraordinaire moment d’extase enfantine, naguère éprouvée au jardin du Luxembourg, face à des espaliers fleuris, après qu’on venait de lui lire un extrait des Contes d’Andersen, elle n’évoque cette incomparable sensation que pour souligner qu’aucun mot ne convient pour s’en saisir : ni « bonheur », ni « félicité », ni « exaltation », ni « extase », ni même « joie », pourtant modeste et simple, mais incapable de recueillir à lui seul l’admirable vibration de vie qui se trouvait si intense en cet instant… On l’aura compris : seul un poème, peut-être un chant, mais sûrement pas un mot tout seul, concept ou notion, eût pu essayer de se proportionner à cette vive émotion, d’en reproduire l’impulsion, la représenter, la répercuter peut-être… mais en la métamorphosant.

    Ce que dès lors viendrait nous dire, plus ou moins à son insu, dans une forme de roman nouveau, Nathalie Sarraute, est à peu de chose près ce pourquoi la poésie existe. Son propre travail de prose désigne soigneusement le vide que recreusent les mots du poème et dans lequel ils se jettent, ce défaut que la poésie rémunère ou aggrave, enchante ou durcit. Tout se passe alors comme si elle appliquait son effort à nous démontrer par le menu la nécessité du poème qu’elle n’écrira pas, préférant continuer de se tenir à l’endroit du désir, de son désir, ce lieu tremblant où la ligne d’écriture voudrait ne coïncider qu’avec la ligne de vie elle-même. Puisque « vie » est ici, en définitive, le seul mot qui importe, le seul mot juste où viennent se résoudre et s’éteindre tous les autres : « des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ? »
    Écrire, c’est bien ainsi vouloir demeurer au plus près du commencement, retrouver la « source vive », écrire comme en deçà du travail au noir de l’encre, aussi bien qu’au-delà de la « parlerie » de la vie quotidienne.

    Peut-être Nathalie Sarraute reste-t-elle en-deçà ou à côté de la poésie tout simplement parce que la nature du différend qu’il lui faut régler avec le langage l’empêche de la rejoindre : perte de contact, main lâchée par la mère, nécessité de vérifier, mesurer et comprendre l’écart, de se rendre supportable une insuffisance, de réévaluer donc sans relâche « l’usage de la parole ». Là où la poésie impliquerait un abandon — à tout le moins une souscription — à la force du langage, que celle-ci soit entendue positivement comme emportement vers le chant, ou négativement comme effrayante ouverture de la « bouche d’ombre » de l’inconscient, Nathalie Sarraute résiste, observe, écoute et interroge. Elle veut le vrai.

    Plus fort qu’elle n’est pas le langage, mais le besoin de voir, d’entendre et de savoir, de demander et de comprendre, de questionner pour dire ce qu’il en est de la parole. Plus fort que le langage est ici sa recherche, laquelle ne peut se déployer que dans le soupçon et l’espacement même du langage. Il faut examiner. Là se trouve le courant porteur, dans une espèce de curiosité prolongée de petite fille écarquillant les oreilles et les yeux dans un monde encombré d’adultes. L’enfant, n’est-ce pas, en chacun, celui qui, de longue date, questionne ? N’est-ce pas celui qui déconcerte, là où tout discours « adulte » s’efforce de concerter. Celui qui empêche « qu’on puisse avoir sur lui le dernier mot » Celui dont les mots insolites, « porteurs d’inconnu », engendrent chez les parents des « discours flottants, aussi péremptoires que changeants au goût du jour, vite chargés d’incertitude et comme usés avant d’avoir servi. » Là où de paresseux stéréotypes assimilent trop vite la poésie à quelque esprit d’enfance capable d’un inépuisable émerveillement, Nathalie Sarraute pose une figure autrement rigoureuse et radicale d’enfant-question en qui réclame ce qui reste en souffrance dans la créature, ce qui espère, ignore, désire attend, se cherche.
    C’est, à mes yeux, par là, que Nathalie Sarraute touche véritablement à la poésie, c’est-à-dire au cœur de l’écriture, non pas en écrivant des textes poétiques mais en nous donnant à entendre (indirectement, en pointillés ou en sourdine, toujours modestement — en refusant que la langue monte en puissance sous sa plume) ce qui constitue la « raison poétique », à savoir « l’inquiétude du langage sur ses possibilités, sa destination, ses limites. »

    Mais cette inquiétude radicale et si insistante, c’est bien dans un régime de prose — à vitesse ralentie de prose — que Nathalie Sarraute lui donne une forme. Elle confie à des silhouettes et des voix humaines le soin d’être ce lieu charnel où se joue la complexité et la tension vers la vérité. Simplement parfois quelques phrases, sans cesse menacées d’escroquerie, ou promptes à se crisper et se gonfler d’importance face au néant qui menace. Des phrases en recherche de dialogue, où la possibilité de l’échange est en jeu, la confrontation de soi avec l’autre, que cet autre soit en nous ou au-dehors de nous. De ce que le poème éconduit ou surmonte, elle fait un récit ou un drame. Son écriture accentue entre les êtres ces craquelures que le poème recreuse quant à lui à l’intérieur même du sujet ou dans l’intervalle qui sépare mots et choses.

    On sait que dans ses derniers livres Nathalie Sarraute en est finalement venue à traiter les mots comme des personnages, « des êtres vivants parfaitement autonomes », qui sont par exemple les protagonistes des drames de Ouvrez. Ici les mots vrais là les mots mensongers, les « contrevérités », les « produits fabriqués de toutes pièces » et les « modèles bien éprouvés » : si l’écriture perd de vue la frontière qui sépare roman et poésie, c’est pour travailler à dresser des parois, murs ou vitres, entre ce que Sartre appelait l’authentique et l’inauthentique.

    Montrer ce qui engendre, falsifie ou fait bifurquer la parole, c’est alors projeter au ralenti, avec une grossissante optique, et faire revivre le drame de l’expression . Il ne s’agit pas pour Nathalie Sarraute de s’aligner sur la « rage de l’expression » de Francis Ponge : elle ne cherche ni à surmonter le mutisme ni à « résister aux paroles ». Mais là où Ponge considère attentivement des objets et les convertit en objeux, elle traite les formules figées de notre « parlerie » comme des êtres. Son trajet ne la conduit pas à faire parler le monde muet. Elle ne va pas des choses au langage mais du langage aux êtres.

    C’est ainsi la parole que Nathalie Sarraute représente : met en représentation. En créant des formes qui sont pour commencer des situations. En passant par les caprices ou les drames de l’interlocution pour entendre bouger la langue. Parce que le mot en lui-même importe moins que la façon dont il apparaît, circule puis se retire, non sans avoir lancé ici ou là « une légère décharge ». Tout ce travail de considération de la langue, ces fouilles, ces sapes, ces dramaturgies, n’auraient aucun sens si la vie même en sa sensation la plus fine et la plus juste n’en constituait l’ultime objet.

    Ainsi que le dit nettement la préface d’Ouvrez, les mots, parfois, n’y tenant plus appellent. Et c’est à nous faire entendre cet appel que l’écrivain travaillle. A discerner la réclamation derrière l’appellation. Si le poète, à l’instar de Rilke, va dans la langue trouver l’Ouvert, Nathalie Sarraute reste sur le seuil, frappe à la porte du langage et crie obstinément : « ouvrez » !.
    Ce qu’il s’agit d’ouvrir, c’est tout ce qui se ferme et nous enferme. Cet « ouvrez » jette un pont entre poésie et roman. Il est à la fois mot originel, mot frontière et mot définitif. Désignant et résumant le geste de l’écriture, il fait de celle-ci une réplique au « Non tu ne feras pas ça » du premier chapitre d’Enfance. L’écriture est une lutte en direction de l’exprimable. Et si le roman rejoint la poésie, c’est pour se mesurer, comme elle à l’inexprimable pour le faire parler.



    © Jean-Michel Maulpoix, 2002