Autre article sur les Cahiers (T.VIII) et sur Poésie perdue de Paul Valéry

 

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Paul Valéry, ou le lyrisme de l'intellect

par Jean-Michel Maulpoix


Paul Valéry a la plume intelligente. La bêtise, on le sait, n'est pas son fort. Deux nouveaux ouvrages nous le rappellent avec éclat, l'un obstiné chantier de l'attention intellectuelle, l'autre brillante succession d'exercices de style où l'esprit vient confronter ses clartés aux opacités du corps et du monde. L'un tel un muscle, l'autre sa mise en mouvement, sa danse...

PAUL VALERY
 
 CAHIERS, T.VII, 1904-1905

édition intégrale établie, présentée et annotée sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering

Gallimard éd., 566p.
 
 ALPHABET

édition établie, présentée et annotée par Michel Jarrety

« Classiques de Poche »

éditions du Livre de poche, 160p.


Le septième tome des Cahiers de Paul Valéry, dont on doit la patiente édition complète aux soins de Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering, est d'un abord austère, et sans doute donne-t-il plus que d'autres une juste idée de la rigueur avec laquelle, jour après jour, dans l'aube, celui qui en 1892 avait donné à la poésie son congé exerçait durement son esprit pour tenter de saisir l'économie générale du fonctionnement mental. C'est que les années 1904-1905, ici rassemblées, sont précisément celles où Valéry entreprend de rédiger son « Mémoire sur l'attention ».

Il s'intéresse alors tout particulièrement à la fonction visuelle et s'efforce d'appréhender les mécanismes par lesquels l'être humain s'avère capable de fixer et de se remémorer des souvenirs et des pensées. Hors de cette capacité d'attention, point de vie de l'esprit possible. Exerçant intensément celle-ci, qui est l'objet même de sa recherche (puisqu'il s'agit pour lui de l'examiner et de la comprendre), Valéry pratique l'auto-observation et place son propre esprit sous la loupe de sa propre intelligence pour essayer de se voir penser, en s'interdisant toute concession à l'émotion et toute mémoire affective.

Étonnant durcissement de la volonté qui fait du corps un laboratoire et un instrument de connaissance, du cerveau un oeil, et de la pensée un « état d'exceptionnelle coordination ». Ainsi voit-on se tendre, comme un muscle, tout au long de ces cinq cents pages de notations fragmentaires, les fibres de l'esprit, et son effort, son insistance, sa solitude et sa complication. Désertique univers ponctué ça et là de dessins: une tête, un poisson, un bout de paysage, nombre de formes géométriques et de fonctions mathématiques. Quelque chose comme un encéphalogramme montrant la conscience au travail. Ou les replis d'une tête appliquée à faire système. Ou le registre quasi-complet de la vie mentale, avec ses blancs, ses ouvertures, ses apories et ses portes closes. Ou l'histoire d'un éveil se prenant lui-même pour objet. Tenter ainsi de se connaître en général, n'est-ce pas s'efforcer de s'éloigner de soi?

 


De même que l'écriture contrainte et laborieuse de La Jeune Parque avait permis à Valéry de composer sans trop d'efforts les poèmes de Charmes, il ne fait pas de doute que l'exercice matinal des cahiers sut doter son esprit et sa plume d'une souplesse et d'une efficacité dont le poète penseur sut tirer le meilleur parti lorsque, la renommée venue, se multiplièrent les « commandes ». Alphabet résulte de l'une d'elles.

En 1924, l'éditeur René Hilsum présente à Paul Valéry vingt-quatre lettrines qu'il vient d'acquérir, gravées sur bois par le peintre Louis Jou. Ce serait là un alphabet complet, s'il n'y manquait le K et le W. Or le poète tire parti de cette double lacune, puisqu'à ces lettres qui ne sont que vingt-quatre, il décide de consacrer autant de poèmes en prose, ajustés aux vingt-quatre heures du jour, et le premier mot de chacun d'eux commençant par l'une des lettrines de cet alphabet. Bien que le projet d'album, qui devait paraître à la librairie du Sans Pareil, ait été finalement abandonné, Valéry continua de loin en loin, jusqu'en 1938, à travailler à ce recueil dont il publia quelques pages dans des revues. Grâce aux soins de Michel Jarrety, qui a établi, présenté, et méticuleusement annoté cette édition, voici Alphabet disponible en livre de poche , tel un pratique abécédaire portatif de l'intelligence et de la sensualité valéryennes.

A considérer rapidement ces brèves pages de proses élégantes et ciselées, le lecteur peut tout d'abord éprouver le sentiment d'avoir affaire là à de simples gammes: les variations brillantes d'une plume habile dont la rhétorique poétique excelle à ornementer intelligemment quelques objets choisis : le sommeil, l'éveil, le bain, le déjeuner, la lecture, l'amour... Tel un danseur, le poète exécute des figures qui constituent autant de démonstrations de son talent propre que d'occasions de faire briller la langue et de jeter ses feux, en manifestant avec grâce son intelligence de l'objet.

Mais quel que soit le goût de Valéry pour de tels exercices, l'on ne peut s'arrêter sans en manquer le sens à la seule considération de leur habileté. Ces « poèmes abstraits » valent bien mieux que de simples divertissements élégants. On y observe tout d'abord, à travers maints recours aux périphrases, une tension vers des définitions poétiques capables d'enclore des objets informes en quelques mots. Ainsi, du sommeil, « tiède et tranquille masse mystérieusement isolée, arche close de vie qui transportes vers le jour mon histoire et mes chances », ou du soleil: « voici que l'essence du visible dévore ce qui se voit ». Ainsi de l'arbre, « statue d'une soif constante », ou des vins : « de vieilles gens délicieuses pleines d'histoires et de sagesse ». Certes, les précieuses du Grand Siècle excellaient en cet art, mais Valéry ne se contente pas de juxtaposer des formules, non plus que d'enfiler des perles: il prête à chaque objet une existence verbale singulière (anticipant sans doute ici sur ce que tentera Francis Ponge après lui) : il le cerne et le ramifie, il l'encercle et le leste de sens. Pour reprendre une formule de Michel Jarrety, « le lyrisme de l'intellect » fait ici chanter la matière.

Par surcroît (et c'est là, cette fois, ce qui fait tout le prix de ce petit volume) Valéry a pris soin d'associer à chaque heure du jour des états, des occupations ou des « dispositions de l'âme ». De sorte que son alphabet devient aussi bien une histoire de la conscience de soi. Chaque objet, tour à tour, impose au sujet un nouveau sentiment de soi, ou un nouvel effort de prise de conscience de soi. Ainsi, par exemple, du sommeil : « Je me sens trop étroitement le captif du suspens de ton soupir. Au travers de ce masque abandonné tu exhales le murmure de l'existence stationnaire. J'écoute ma fragilité, et ma stupidité est devant moi. » Ainsi constituant en objets les heures de son existence, le poète s'observe, se réfléchit, se dédouble, se tutoie. Ponctué d'exclamations, d'interrogations et d'interpellations, son effort de saisie et de désignation prend une tournure dramatique : ces lettrines sont autant de scènes et de morceaux d'histoire. Ainsi que Valéry l'écrivait dans le « Descartes » de Variété, « la vie de l'intelligence constitue un univers lyrique incomparable, un drame complet ». La renaissance du jour est aussi renaissance de l'esprit, du corps et du monde. A celui qui au matin se relève, le poète s'adresse par ces mots : « Surgis, maintenant, marche, rejoins tes desseins dans l'espace; suis tes regards qui ont pris leur vol dans ce qu'on voit; pénètre, avec des pas que l'on peut compter, dans la sphère des lumières et des actes, et compose tes forces à des objets qui te résistent ». La journée valéryenne constitue en soi une aventure intellectuelle, mais elle lance aussi bien une injonction à exister et elle prend sur le papier l'allure d'un faire-part de la présence. Tout au long de cet alphabet où la sensation le dispute à l'intelligence, court un insistant « je suis » que l'écriture transforme en « me voici ».

 


© Jean-Michel Maulpoix