Stéphane Mallarmé
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La poésie malgré tout, livre de Jean-Michel Maulpoix d'où est extrait cet essai critique

 


 

 

   

 

R.M.Rilke

 

Paul Valéry

G. Flaubert

Mélancolie

 

 

 

 

    UNE JALOUSE PRATIQUE...

     

     

    par Jean-Michel Maulpoix

    Extrait de "La poésie malgré tout", Mercure de France

     


       

     

    “Pour moi, la Poésie me tient lieu de l’amour...”

     

    Stéphane Mallarmé

     

      Lorsque Stéphane Mallarmé se demande, en ouvrant sa conférence de février 1890 sur Villiers de l'Isle-Adam: "Sait-on ce que c'est qu'écrire?", il pose à la littérature l'ultime question de son origine. Il lui demande à partir de quoi elle est ce qu'elle est. Il scrute sa provenance, à savoir la nature même de ce geste apparemment simple: écrire. Il ne demande pas pour qui, comment, ni même pourquoi l'on écrit; il veut savoir ce qu'est l'écriture, et si l'on en peut dire quelque chose de sensé.

    Il s'agit là d'une question moderne. Mallarmé est sans doute le premier écrivain français qui l'ait formulée aussi nettement. Et cela, au moment même où justement rien ne venait par avance y répondre: ni croyances, ni valeurs, ni idéologies. Pour qu'une telle question pût être posée, il fallait que l'époque fût spirituellement vide, que la littérature ne reçût plus de l'extérieur un sens, voire qu'elle apparût comme un "jeu insensé", une "pratique" intempestive et marginale, contrainte de trouver en elle seule sa raison d'être.

     

    "Sait-on ce que c'est qu'écrire? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique, dont gît le sens au mystère du coeur. Qui l'accomplit, intégralement, se retranche."  [1]

     

    Mallarmé interroge, mais n'en reste pas là: il répond aussitôt. La définition qu'il propose est à la fois prudente et imprécise. Elle prolonge la question et souligne son incongruité. Elle entoure l'écriture d'un faisceau de qualités, mais laisse subsister son mystère. Mieux encore, elle le montre du doigt.  Comme s'il fallait renoncer à lever le voile sur une "pratique" à tout jamais énigmatique. Ce terme sévère de "pratique" se démarque nettement des discours romantiques sur l'inspiration et l'expression personnelle. Il met l'accent sur l'acte, sur l'étendue de la tâche à accomplir, sa contrainte et son caractère relativement indéterminé. Loin de sacraliser l'écriture, il la fait apparaître comme une activité méconnue, quoique proprement humaine. Nul écrivain ne récuserait ce mot, même si l'on peut lui en préférer d'autres, à commencer par celui, plus familier, de "travail". Car écrire, c'est d'abord travailler: travailler la langue, et l'on songe à Flaubert enfermé dans son "gueuloir", ou travailler sur soi, et l'on se souvient de Rimbaud qui, s'étant reconnu poète, "cherche son âme", "l'inspecte", "la tente", "l'apprend", "travaille" à se "rendre voyant" .

    Cette tâche singulière ne produit pas seulement des oeuvres: elle accroît la conscience que prend de sa finitude et de sa précarité celui qui s'y livre tout entier. Telle est l'école de l'écriture que l'on y apprend peu à peu à tenir  sa langue, à écrire de sang-froid, à faire preuve de patience et de métier, sans perdre tout à fait le goût de l'impossible. On commence par rêver de "changer la vie", on finit par se satisfaire de changer quelques mots de place. A ses débuts, spontanément, celui qui prend la plume tend à se payer de mots. Il rémunère le défaut, non de la langue, mais de l'existence. Il sécrète de l'illusion et il abuse de la beauté... Il accomplit des actes formidables, tend "des cordes de clocher à clocher, des chaînes d'or d'étoile à étoile", ou embrasse l'aube d'été... Ensuite, de page en page, il considère d'un oeil plus soupçonneux les "prestiges de la langue", en vient à douter de l'"alchimie du verbe", tend vers plus de silence, se tait  comme l'ardennais, ou, s'il persévère, remise son attirail de métaphores éclatantes, n'en use plus qu'avec parcimonie, moins soucieux désormais des effets produits que des vérités arrachées, moins désireux de plaire que de comprendre. Il sait que l'on ne séduit pas l'infini ou l'absolu avec des mots: on leur parle, on les pressent, on les interprète, on essaie de leur prêter corps, on tente de faire entrer dans le langage un peu de leur silence, on dit surtout combien ils demeurent hors de portée.

    L'écrivain doit alors se contenter de n'être plus qu'un travailleur parmi d'autres. "Horrible" sans doute, mais par obéissance au caractère aventureux de son art. Ainsi le mot mallarméen de "pratique" met-il l'accent sur le travail, non seulement en ce qu'il aboutit à l'oeuvre, mais plus encore en ce qu'il existe, pourrait-on dire, plus vivement qu'elle pour l'écrivain. Valéry parlera de "travail du travail", plus important à ses yeux que le produit auquel il aboutit.  L'oeuvre étant par nature idéale et inachevable, il faudrait, pour qu'elle s'accomplisse, que son créateur même y prenne fin et qu'il soit ainsi mis un terme aux possibles qu'il recèle. Un ensemble cohérent de livres signés du même nom n'est en vérité que le résidu de l'existence même d'un être qui leur aura donné le meilleur de son temps et de ses énergies.

    Si le travail est senti comme essentiel, c'est aussi qu'il constitue un décisif recentrement. Ainsi, dans la Correspondance  de Rilke, revient obstinément ce thème du labeur solitaire et patient, opposé à la division et à l'éparpillement de l'existence ordinaire. Sa vertu principale est la continuité. Il constitue le seul lieu fixe auquel puisse s'arrimer cette créature vouée à une continuelle transitivité qu'est le poète. Celui-ci ne saurait atteindre le noyau de son art qu'en définissant strictement son métier et son devoir, en se fixant dans, sur, et par son travail. Seule l'élaboration progressive du centre et du sens de sa création lui permettra de s'atteler à la tâche immense de tout dire. Il faut un impassible coeur à l'aventure indéfinie d'écrire, à sa fuyante et trop sensible immensité.

     

    Cette pratique est ancienne. L'on pourrait dire "ancestrale" ou "immémoriale", si ces mots n'étaient pas si emphatiques. L'écriture s'enracine dans la nuit des temps. Elle est un très vieux geste humain, très simple et très sobre qui consiste à tracer des signes sur quelque support d'argile, de bois, de cire ou de papier. Mais ce geste si élémentaire, presque dérisoire, a accompagné l'advenir de l'homme sur cette terre. C'est grâce au travail silencieux des signes que l'être humain s'est reconnu et défini comme tel, à la fois différent de toutes les autres créatures de la terre et proche de ses semblables. L'écriture est consubstantielle à l'humanité dont elle est la vraie mémoire puisqu'elle se souvient d'autant de chimères, de fables et de mélancolies, que de hauts faits, de malheurs ou de péripéties insignifiantes. Elle renferme les archives de l'histoire; elle dit la permanence et la raison des choses. Elle produit un univers artificiel dont la fonction est précisément de durer pour "offrir aux mortels un séjour plus durable et plus stable qu'eux-mêmes".

    Aussi bien répète-t-elle le commencement du monde: elle a la passion  de l'originaire, elle s'empresse de détruire ce qui est, de construire ce qui pourrait être, et de conter la fable de ces métamorphoses. Quand elle parle de quelque chose, c'est afin de le faire apparaître comme si cela n'avait jamais existé avant elle. Elle est une perpétuelle préhistoire; elle commence, elle commence toujours.

    Enfin, écrire semble souvent, pour un écrivain, un projet aussi ancien qu'exister: une manie et un destin. De sorte qu'il pourrait dire que sa vie a l'âge de ses livres, qu'elle a commencé avec eux, et que son état civil n'est qu'illusoire. En quelque manière, l'écrivain écrit pour continuer de se souvenir qu'il existe. Pressé d'épuiser le possible, il vieillit dans sa langue à toute vitesse en épuisant un maximum d'identités, de visages, de figures. L'écriture est un lieu d'usure, un magasin de simulacres, une grande consommatrice de finitude. Elle sait qu'elle échange la présence immédiate des choses contre leurs icônes ou leurs momies. Usant le désir jusqu'à la corde, écrire n'est autre que vieillir et glisser imperceptiblement "du temps que l'on passe à vivre à celui que l'on passe à regarder la vie s'écouler".

    D'où la relation élective de l'encre à la mélancolie. Celle-ci se rencontre aussi bien en aval qu'en amont de la création. Elle n'est pas seulement l'humeur singulière qui  préside à l'acte créateur, mais le produit plus ou moins inévitable d'un tel travail "au noir". Celui qui prend momentanément langue avec l'infini, qui accomplit des actes impossibles et fabrique de la chimère, connaît plus tôt qu'un autre sa finitude. L'infini l'initie au fini.

     

    Vague, ou plutôt indéfinie, l'écriture est une pratique indéfinissable: ses règles, comme ses formes, ne sont jamais fixées. Elle-même les invente et les modifie à mesure. Chaque livre nouveau voudrait recommencer toute la littérature. Chaque poème est pour lui-même toute la poésie. Celui qui écrit se consacre à la plus incertaine des tâches. Il ne sait pas ce qu'il fait, ni pourquoi. Il attend que la langue décide par elle-même de son sort. Il ignore ce qui adviendra. Il s'en remet aux mots et leur abandonne le soin de l'identifier.

    Cette expérience indéterminée se traduit curieusement par la surdétermination des signes. Si incertain que soit ce geste ancien, il aboutit à des ouvrages aussi précis que précieux, où rien ne paraît laissé au hasard et où chaque mot pèse d'un poids autrement lourd que dans l'usage.

    Puisque l'écriture constitue une aventure en soi, elle n'est jamais si juste ni si vraie que lorsqu'elle ne se met au service de rien. Elle devient alors une manière d'exister, voire une sorte de seconde vie, sans doute plus aventureuse que la vie réelle, plus large, plus diverse, plus aléatoire, riche de davantage de possibles. Le vague de cette pratique tient dès lors à son étendue. Aucun aspect de la vie humaine ne lui est indifférent. Il faut, avant d'écrire, s'être rendu perméable à toutes choses. Le poète ne saurait se détourner de rien, de l'infini non plus que du fini. L'indifférence est le contraire de ce jaloux travail d'amour.

     

    De quoi, de qui, l'écriture est-elle jalouse ? Sinon d'abord d'elle-même, de son identité, de ses prérogatives, voire de son pouvoir. Elle décide d'elle-même, veille sur elle-même, ne dépend que d'elle-même. Ecrire n'est pas un geste quelconque. Cette pratique a son ordre, ses exigences, ses valeurs propres. Elle se fait d'elle-même une certaine idée. Les journaux des écrivains, leurs correspondances et leurs poétiques en témoignent: c'est là une pratique exclusive .

    Cette jalousie tient donc à l'exigence de l'oeuvre qui a "la passion de la totalité" et qui s'empresse auprès des mots qu'elle poursuit de ses assiduités. Ecrire fait la cour à la langue, la presse de parler, de tout dire, de se dire, de se donner toute. Aux yeux de Mallarmé, l'écriture débouche sur une véritable "théologie des lettres" pour laquelle l'Oeuvre fait figure de divinité qu'il s'agit d'adorer et de servir:

     

    "Pour moi, la Poésie me tient lieu de l'amour parce qu'elle est éprise d'elle-même et que sa volupté d'elle retombe délicieusement en mon âme; mais j'avoue que la science que j'ai acquise, ou retrouvée au fond de l'homme que je fus, ne me suffirait pas, et que ce ne serait pas sans un serrement de coeur réel que j'entrerais dans la Disparition suprême, si je n'avais pas fini mon Oeuvre, qui est l'Oeuvre, le Grand'Oeuvre, comme disaient les alchimistes, nos ancêtres." 

     

    Singulière citation, où l'on voit le poète bénéficier de ce que l'on pourrait appeler un amour de seconde main : celui que la poésie se fait à elle-même. Elle jouit d'elle-même, s'autoérotise et se contemple comme Narcisse. L'écrivain ramasse les miettes de cet amour. Il n'y a pas directement accès. Ecrire n'est jamais que contempler l'amour d'autrui.

     

    De cette "jalouse pratique", Mallarmé ajoute que le sens "gît au mystère du coeur". Curieuse formule qui enfouit tout au fond de la créature humaine, comme dans un sépulcre, la vérité de l'écriture. Cela ne veut pas dire platement que l'on écrit pour exprimer des sentiments, mais que le secret de l'écriture poétique fait corps avec cette énigme qu'est à elle-même la créature humaine. C'est à vrai dire le même ultime mystère: qu'est-ce qu'écrire? qu'est-ce qu'un homme? De sorte qu'interroger l'essence de l'écriture, c'est questionner aussi bien l'existence de l’humain. Pour Saint-John Perse, la poésie est "la part irréductible de l'homme". Elle n'est pas dans  le coeur de l'homme, elle est le coeur de l'homme. Ecrire et exister sont une même tâche obscure et une même évidence.

    Ecrire creuse le mystère. Il n'y s'agit jamais que de tenter de formuler cette énigme qu'est l'existence humaine, par tous les moyens, des plus sophistiqués au plus rudimentaires. Le sens de la littérature est là. Il demeure là, en dépit de toute l'histoire passée et des pages accumulées.

    Dire que le sens de l'écriture "gît" au mystère du coeur, c'est indiquer qu'il s'y tient immobile comme une dépouille. Il est mis au secret, tenu secret, inerte, inaccessible, et dérobé à la vue des hommes dont il alimente pourtant invisiblement l'existence. Ce sens insaisissable et peut-être disparu est le noyau même de la vie humaine. De sorte qu'écrire fait l'expérience de ce qui est en nous le plus radical, le plus enfoui et le plus essentiel. Cette tâche précautionneuse et méconnue embaume le périssable afin de le préserver: elle dépose avec soin du simulacre sur de la finitude.

     

    De la définition de l'écriture comme pratique, Mallarmé en vient à son accomplissement comme conduite. Parti de l'idée d'un travail, il aboutit au mode d'existence qu'il implique. L'écriture est inséparable d'un destin singulier, fait de retranchement, de solitude à l'écart, de "renoncement aux suffrages du nombre", et d'isolement dans la chambre. Mallarmé écrit dans une lettre :

     

    "Un poète est un monsieur qui trace des signes sur du papier dans son petit coin et qui ne sollicite, en vérité, que l'approbation de quelques personnes qui sont ses amis".

     

    Avant lui, déjà, Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française :

     

    "Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doit longuement demeurer en sa chambre; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles."

     

    L'écriture est cette forme paradoxale d'absence qui seule autorise la présence magnifiée du monde dans les signes. L'écrivain s'installe dans une fragile coquille d'encre et de papier, en disposant autour de soi, comme dans un sarcophage, un léger viatique d'objets familiers. Pour que survienne la langue, ses harmonies et son curieux goût d'infini, il faut que le monde se retire.

    Mais se “re-trancher” c'est aussi se mettre au monde une nouvelle fois, trancher à nouveau le cordon d'habitudes ou d'héritages qui nous y attachait. Selon le mot de Saint-John Perse, poète est "celui-là qui rompt pour nous l'accoutumance". Une telle rupture ne va pas sans risques: celui qui écrit est un être désorienté, car il brouille les repères et réinvente sans cesse le commencement du monde et de sa propre existence. Il feint d'être un enfant et remet sa figure en jeu chaque fois qu'il prend la plume. Il est plus aléatoire que tout autre, il n'a pas d'identité établie ni de statut social clair. Il fait sans cesse en lui-même et dans le langage l'expérience de l'altérité et de la semblance. Il laisse pousser sous le sien le visage d'un autre, de beaucoup d'autres. Il devient une sorte de lieu commun, de salle d'attente, de gare ou d'aéroport, où quantité d'inconnus en partance se bousculent. Il est chacun, il est quiconque, il n'est personne, embarqué vers ses possibles et ses confins. De loin en loin, il lance son salut et prend congé. Ses mots le mènent, il doit les suivre. D'un même geste, sur le papier blanc, il épouse et il se sépare. Il sait que cette vie ne dure guère, même quand dans la langue elle s'attarde.




    [1] “Villiers de l’Isle-Adam”, in “Quelques médaillons et portraits en pied”, Oeuvres complètes  de Stéphane Mallarmé, éd. Gallimard, “La Pléiade”, p. 481.

    © Jean-Michel Maulpoix & Mercure de France