éd. J.Corti, 446p. 120F

Autres essais sur le lyrisme


"les quelques haillons d'azur dans la tête les points enfin morts du coeur"

Samuel Beckett


"Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate"

Stéphane Mallarmé

 


"oh! que l'homme est la source qu'il cherche"

Stéphane Mallarmé


  Autres essais critiques proposés sur ce site

(poésie, prose, peinture...)



"Le lyrisme est le développement d'une exclamation"

Paul Valéry


"Ses caresses les plus authentiques étaient d'une vénalité escaladante, qui montait jusqu'au lyrisme"

Léon Bloy, Le Désespéré, 1886

 

 

La poésie n'est pas une maladie honteuse...


Pour un lyrisme critique

par Jean-Michel Maulpoix.

 

Article paru dans le numéro de mars 2001 du "Magazine littéraire".


A quelles conditions le lyrisme est-il possible ? On le dit aujourd'hui " de retour ". Dans la prose, comme dans les vers, il revient, il insiste. Turbulent, aggravé par l'époque, désireux d'en découdre. Pourtant plus larvaire que sublime. Se déguisant volontiers en ses contraires : le vulgaire et le prosaïque. Mordu par l'ironie, mécréant, équivoque, prompt à se fourvoyer.

Le lyrisme se prête à toutes les mésententes. Toutes les malversations pourrait-on dire. Puisque à travers lui s'amplifient le dérangement de la poésie et la culpabilité du poète. Ce pourquoi le philosophe fut tenté de le chasser de la cité : culte des images, soif inextinguible " d'autre chose ", emportement, fièvre de tout dire. Dans ses excès et ses leurres, le lyrisme est le nom d'une maladie de la parole. Le nom de ce sur quoi la poésie se fonde, et de ce à quoi il lui faut résister. De ce pour quoi elle cherche une issue. De ce qui sans elle resterait lettre morte.

" Caractère du style élevé, des inspirations solennelles " énonce Littré à son propos. Mais qui oserait à présent entonner des poèmes-cantiques ? On le sait au moins depuis Mallarmé : " Le Ciel est mort "; ce qui n'empêcha pas l'auteur d'Hérodiade de l'entendre revenir dans " les cloches bleues ". Voilà près de cent cinquante ans que " le tunnel de l'époque " a contraint les poètes à déchanter et en rabattre : dans leur superbe, leurs prétentions ou leurs illusions. Rabattu, l'envol. Ravalé, le cœur. Et " rendu au sol " le poète, plus que jamais boiteux dans l'ici-bas. Qu'on se le dise : il n'est plus temps d'instruire le procès du lyrisme. La sentence est tombée de longue date : travaux forcés à perpétuité. C'est plutôt l'heure de ressaisir son pourquoi. Scruter, déplier, expliquer. Si le lyrisme est encore possible aujourd'hui, c'est avant tout comme une question qui ne passe pas. Une question que la littérature se pose à elle-même dans la poésie. Une question aussi bien que la poésie pose à la société, à cette vie-ci, la nôtre.

Longtemps le lyrisme eut quelque chose à voir avec l'espérance. Il lui appartint d'en fabriquer. D'en " reprendre " jusqu'à l'ivresse. De s'intoxiquer de futurs et de " là-bas ". Le lyrisme fut le chant des lendemains qui chantent et des ailleurs plus beaux. Luxe et volupté de la langue " où les oiseaux sont ivres ".

Sans doute seront-ils toujours nombreux ceux qui lyriquement aiment à se payer de mots. On est tous passés par là. On y repasse encore. Inexorablement. Puisque lyrisme est le nom de cette " maladie sidérale " qui conduit chacun à préférer ce qui n'est pas à ce qui est. " Les corps carburent à l'idéal " (Pommier). Le poème volontiers prend ses vessies pour des lanternes. Au fond de l'encrier, il rallume comme il peut ses lumières.

Comment ne pas être dupe ? La question est d'importance. Surtout pour qui considère que la poésie n'est pas réductible à la pulsion et au symptôme, ou que sa mécanique formelle n'est pas tout. Ce travail au noir qui tire la langue au clair a quelque chose à nous apprendre sur ces phrases que nous sommes. Sur le désir qui nous anime, la contrariété qui nous disjoint et l'articulation qui nous occupe. Singulièrement et collectivement. Sur notre façon de tenir debout et de tenir ensemble. Sur les grincements de la charnière où s'ajointent âme et corps, le proche et le lointain, l'un et le multiple…

Lyre fut naguère le nom de l'instrument qui accordait les contraires et pacifiait les monstres infernaux. Cette magie-là n'existe plus. Le stylo troue la page à mesure qu'il la couvre : il en certifie la blancheur. Il accuse les limites de notre condition et de notre savoir. Il ne suture pas, il incise. Plus question de chanter sur le papier. Comment y donner de la voix ? Depuis que Baudelaire lui a fait rendre un son discordant de cloche fêlée, cette voix ne saurait plus remonter quelque Eurydice de ses Enfers. Mais au moins peut-elle dire encore " je me souviens ". Elle veille sur les dépouilles de ceux que nous avons aimés. Elle se fait un habit de ces " haillons de bleu " (Beckett) que nous gardons en tête. En elle, persiste la mémoire d'un désir de beauté. Pensif et testamentaire, tel est le lyrisme qui veut croire encore en l'obstination du souci, garant de la pérennité de l'œuvre.

Le lyrisme ne se résigne pas. Jusqu'à l'heure de notre disparition, il se souviendra que nous avons rêvé. Eperdument, dans les surfaces, il recreuse de la profondeur. Depuis toujours, il recommence lorsque " la voie droite " (Dante) est perdue. La crise est son temps, son espace. Crises de vers ou crises de sens, nos affaires de langue vont par lignes brisées. Rythmées d'envols et de chutes, comme nos histoires de cœur. Moins transportées par le souffle qu'aspirées par des trous d'air. Des trous qu'il s'agit de reconnaître nôtres. En prenant la mesure du défaut que nous sommes. Puisque " nous sommes nés troués " (Michaux).

Non, le ciel n'est pas mort, s'il n'est après tout que l'évidence bleue toute nue de la question à tout jamais posée. Une question avec laquelle nous faisons corps. Et que la poésie transporte. Le lyrisme s'inquiète : " Où sommes-nous ? ", " Quand sommes-nous ? " (Rilke). Faute d'ouvrir un accès à la vérité, il exige du sens. Il perd et demande son chemin. Dérapant parmi les mots, ou emporté par la musique, c'est un savoir qui se nourrit de nos méprises. Un savoir plus vivant qu'un autre. Menant vers une sagesse qui aurait traversé ce à quoi il lui faut renoncer. " Perdre, perdre vraiment, pour laisser la place à la trouvaille " (Apollinaire). Plutôt perdre vraiment pour garder une chance de s'y retrouver.

Recueillir " la croyance détruite, en son leurre et sa fragilité " (Deguy) exprimer " le conscient manque chez nous de ce qui là-haut éclate " (Mallarmé), voilà le travail contemporain du lyrisme critique tel qu'il refuse de s'agripper au réel " objectif " comme à la seule planche de salut. Apparitions et disparitions : les mêmes lumières clignotent dans l'existence et dans la langue. Elle aussi se connaît mortelle.

La poésie ne promet rien. Le monde n'est pas meilleur après elle. Mais il y est rappelé avec insistance que des êtres précaires perdurent, réclament et souffrent de diverses soifs.

Espoir, non, mais maintien. Quand l'homme a sur cette terre des mœurs arrogantes d'occupant, paradant avec ses indices de croissance, ses bilans, ses diplômes, ses armes et ses centrales nucléaires, boursicotant à qui mieux mieux et polluant, vautré dans ses " seuls appétits " (Mallarmé), excrémentiel jusqu'en sa langue, inondant la planète de sa diarrhée technologique, creux mutant aliéné oublieux de tout par indifférence.

Espoir, non, mais accusation, réclamation. Renversement des " idées mortes " (Novarina). Une plainte déposée dans la langue. Un recours. Acte d'accusation ou bref pan de mur jaune, le lyrisme force et colore le trait

Espoir, non, mais promesse " qui ne promet rien " (Deguy). Alliance, alliage de mots, le lyrisme est oxymorique. Il promet car il se souvient ; il promet de se souvenir.

Espoir, non, mais passage. Passant, passeur et passager, le poète s'en tient à " son transitoire ". Transi de finitude, il la donne en partage.

Espoir, non, mais mouvement. Lenteur ou vitesse, le lyrisme est affaire de régime. Mode de propulsion à énergies variables, il procède selon le jeu alternatif de l'exclamation qui interpelle et du développement où s'étagent perception et pensée.

Espoir, non, mais désir. Déchirer dans la poésie " le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers " (Proust).

Espoir, non, mais conscience. Que la langue nous maintienne vivants, attentifs et scrupuleux. De son impuissance à dire ce qui est, aussi bien qu'à toucher l'idéal, le lyrisme fait sa raison d'être. Par l'échec, il assure sa prise. Dans le désespoir, il puise son " énergie " (Deguy).

Espoir, non, mais vigueur. Qui écrit un poème y veut voir jouir des figures. La poésie, c'est du sang noir accumulé dans un corps caverneux. " Bander ! tout est là ! C'est pour cela que j'aime tant le lyrisme " s'exclamait Flaubert.

Espoir, non, mais proximité. Appliquant ses forces à résorber l'écart, il n'est pas froideur mais chaleur, car il " fait fondre la distance " (Deguy). Son contraire est l'ironie.

Espoir, non, mais poignance. " L'organe du langage c'est la main " (Novarina). Le lyrisme est affaire de poigne autant que de toucher. D'étendue et de contenance.

Espoir, non, mais critique. Le lyrisme connaît ses leurres. Il retourne l'antique puissance de célébration en puissance d'examen. Horizontal, il a en vue le proche et le semblable plutôt que les lointains. Vertical, il transporte et transmet. Oblique, il sait que toute identité est traversée par l'altérité de l'intérieur. Ni messianique, ni prophétisant, il ne vole plus vers l'Idéal ni ne prétend ouvrir les portes de la " vraie vie ". Son attention, pourtant, se concentre toujours sur ce qui manque. Il en prend soin. Il l'interroge et le presse de se dire. En y mettant les formes.

Lyrisme critique : habiter, bien sûr, l'entresol (puisque nous ne sommes ni des oiseaux ni des plantes) mais reprendre de l'altitude. Ne pas se résigner à la boue du n'importe quoi. " Proportionner la vie à son néant par l'œuvre " (Deguy). Marcher sur le fil de la voix. Garder la main, tenir parole. Parler juste dans l'incertain. La poésie n'est pas une maladie honteuse.

 

© Jean-Michel Maulpoix, 2001