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Sculpture de Canova

   

 

 

 

 

 

Poétique du retournement

Par Jean-Michel Maulpoix

Extrait d'Adieux au poème, essai publié aux éditions José Corti


À l’instar d’Orphée , le poète apparaît d’abord comme un homme qui se retourne : Orphée vers Eurydice , Rutebeuf  vers ses amis perdus, Villon  vers les « neiges d’antan », Du Bellay  vers son Petit Liré, Lamartine  vers la voix d’Elvire, Baudelaire  vers le « vert paradis des amours enfantines » et les « défuntes années » , Rimbaud  cherchant « la petite morte derrière les rosiers », Apollinaire  au fil du Rhin, voyant se défleurir les cerisiers de  « Mai »  qui  « se figeaient en arrière », ou encore s’exclamant « Je me retournerai souvent »… Telle est la déclinaison assidue d’un ubi sunt qui alimente la dimension élégiaque de l’écriture : « Où sont nos amoureuses ? », « Que sont nos amis devenus ? »… La poésie dit aussi bien « je me souviens » que « Nevermore » :

Le poète est le génie du ressouvenir ; il ne peut rien, sinon rappeler, rien, sinon admirer ce qui fut accompli ; il ne tire rien de son propre fonds, mais il est jaloux du dépôt dont il a la garde. [1]

Que voit, que montre le poète en se retournant ? Ce qui naguère fut réuni : une conjonction, une conjoncture. C’est vers des liens qu’il se retourne, aussi bien que vers des lieux ou vers un âge disparu. Le retournement sollicite conjointement l’espace et le temps. Il est un travail de mémoire. Ainsi le poète s’avère-t-il, selon la formule de Mallarmé , le « Montreur de choses Passées[2] », celui qui donne à voir le passage du temps, un témoin de notre finitude. Son regard se porte sur ce qui n’est plus, aussi bien que sur ce qui ne peut que s’éteindre : ce temps heureux que l’on devine chez les enfants qui jouent…

L’écriture donne des mots à ce qui fut l’enfance. À ces états de découverte et de surprise qui furent les siens, mais pour lesquels elle ne disposait pas du langage adéquat. Le geste du retournement participe à l’élaboration d’une légende personnelle : il permet au sujet lyrique de se doter dans le poème d’images appropriables. Seule une voix lyrique inouïe, apparemment inextinguible, est à même de préserver la puissance expressive de l’enfance :

Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.[3]

Le poète, « dans ses œuvres, parle comme il ne parle jamais », affirme Edmond Jabès dans Le Retour au livre[4]. Il parle la langue de l’enfance, de l’origine, de la mémoire. Il marque le papier d’une parole que l’on voudrait adresser à autrui mais qui ne franchit pas les lèvres. Il écrit ce qui ne peut se dire à personne.

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Paradis perdu, enfance et temps perdu, croyance perdue, vie perdue, objets perdus, dieux pareils à des soldats de plomb oubliés dans l’herbe par un enfant, la poésie lyrique fait valoir la puissance de la perte : c’est par elle que commence l’évocation.

Le retournement participe du travail de conservation propre à l’art. Il permet que dans le poème un peu de couleur soit rendue « à des représentations éteintes ou pâlies ». Pour Nietzsche , il est aussi une façon d’alléger la vie :

Les poètes, étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à l’homme, détournent leur regard du présent pénible ou aident le présent à prendre, par une lueur qu’ils font briller du passé, des couleurs nouvelles. Pour y réussir, il leur faut être eux-mêmes à beaucoup d’égards des êtres tournés en arrière : en sorte qu’ils peuvent servir de pont, pour mener à des époques et à des idées très lointaines, à des religions et à des civilisations mourantes ou mortes [5].

Ces époques, ces « idées très lointaines » dont parle Nietzsche , c’est ce que Pascal  Quignard  appelle le jadis[6]. Il observe que les plus anciennes figurations humaines sont des rétrospections.[7]  « Un présent intense est du jadis vivant » écrit-il.

Sans doute la poésie a-t-elle pour fond la nostalgie du jadis et du naguère. « Nostalgie » provient d’un mot grec, nostos, qui signifie « retour ». Comme l’écrit encore Pascal Quignard  « le nostos est le fond de l’âme. La maladie du retour impossible du perdu – la nostalgia – est le premier vice de la pensée, à côté de l’appétence au langage.[8]. » Ce sont de très vieux liens qui, dans la poésie, ne cessent de se dénouer et de se renouer : chant d’amour de la mère, berceuse par quoi les mots se voudraient de souffle et de chair, chaleur du discours et lyrisme donc… Il appartient au poème, par sa musique comme par ses images, de nous lier encore à ce qui a disparu.

Il n’est pas nécessaire au poète de se retourner vers des époques très lointaines pour aller rechercher loin dans les profondeurs du temps les formes de la disparition. Si vif et si immédiat lui est souvent le sentiment de la fugacité qu’il le redécouvre et le vérifie dans les signes les plus ténus :

Les formes de la disparition – un oiseau qui sort de notre champ visuel, un nuage blanc qui se défait, le son de l’heure qui nous parvient d’une tour – nous les observons comme des hiéroglyphes d’un passage inexplicable vers le néant, ou bien comme des signes du retour vers cette demeure où elles séjournent depuis toujours et d’où elles viennent vers l’apparence.

L’attention du poète, le souci de sa langue, sont tournés vers cet éloignement des choses, vers cette disparition qui est comme un voyage hors du nom : donner un son, un rythme aux choses, signifie vouloir les retenir en deça de leur perte de présence et de nom.[9]

***

Le poète ne se contente pas d’évoquer, de veiller, ou de commémorer avec nostalgie le jadis, il le travaille comme une substance vivante, un matériau précieux, mental et verbal : il en ravive l’éclat et en redessine les scènes effacées, pour le ramener jusqu’à la présence. Le rythme et les figures mêmes qui fraient leur chemin dans les vers favorisent le retour de l’originaire[10].

On se souvient que dans le monde de Baudelaire,  toutes choses deviennent pareilles à de vieux flacons, à travers l’inexorable usure du temps. Elles portent la trace du sens perdu, si ce n’est sa relique. Les minutes elles-mêmes sont des gangues « qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or[11] ». Jean-Paul Sartre  écrivait à ce propos :

Cette diaphanéité vitreuse du sens, son caractère spectral et irrémédiable nous mettent sur la voie : le sens, c’est le passé. Une chose est signifiante pour Baudelaire  lorsqu’elle est poreuse pour un certain passé et qu’elle excite l’esprit à la dépasser vers un souvenir.[12]

Tout est dès lors prétexte au réveil d’une mémoire qui ne peut qu’accuser par contraste le vide du temps présent et entretenir mélancoliquement l’idée que « le monde va finir ».

Ces « natives grandeurs[13] » dont la poésie accuse l’éloignement, correspondent à un temps fondateur, assise obscure de l’existence du sujet, aussi bien que mémoire enfouie d’une culture sur laquelle a coulé l’oubli. À la façon du baiser du Prince, l’écriture rappelle à la vie une époque heureuse, aussi bien que tout un univers endormi dans la langue, dissimulé par exemple dans l’étymologie des mots, la règle syntaxique, ou dans les mythes et les symboles auxquels s’accordent confusément les images… Elle tend à surinvestir le passé d’un sens et d’une qualité d’émotion bien supérieurs à ceux que dispensaient réellement les réalités d’autrefois. Le monde enfui qu’elle ressaisit fait figure d’Eden.

Car si le jadis est de l’originaire, se retourner c’est tout recommencer. Répéter la façon dont le chaos fut ajointé en monde. C’est reproduire la genèse de la personne et de son désir, aussi bien que celle, toujours imaginaire, de la terre où nous vivons. Et c’est encore regarder vers le pourquoi du poème. En poursuivre l’indéfinie chercherie. L’écriture élégiaque, qui se soutient par la réflexivité, favorise le retournement du poète sur sa propre création.



[1] Søren Kierkegaard ., Crainte et tremblement, éd. Aubier, 1984, p. 16.

[2]Stéphane Mallarmé , « Le phénomène futur », Divagations, opus cit., p. 81.

[3] Louis-René des Forêts , Ostinato, éd. du Mercure  de France, p. 191.

[4] Edmond Jabès, Le Retour au livre, éd. Gallimard, p. 360.

[5]Nietzsche , Humain, trop humain, éd. Denoël Gonthier, p. 150.

[6]Pascal  Quignard , Sur le jadis, éd. Grasset, 2002.

[7]Id., p. 107.

[8]Pascal  Quignard , Abîmes, éd. Grasset, 2002,  p. 44.

[9] Antonio Prete , Prosodie de la nature, éd. Théétète, Nimes, 2004, p. 8.

[10] « La répétition rythmique est invocation et convocation du temps originel. Plus exactement : recréation du temps archétypal », écrit Octavio Paz  dans L’arc et la lyre, Gallimard, 1965, p.79.

[11] Charles Baudelaire , « L’horloge », Les Fleurs du Mal.

[12] Jean-Paul Sartre , Baudelaire , éd. Gallimard, 1947, p. 170.

[13] Charles Baudelaire , Les Fleurs du mal, V.