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Giacometti par Yves Bonnefoy 

"biographie d'une oeuvre"

(Paris, Ed. Flammarion, 1991)

par Jean-Michel Maulpoix

le chien de Giacometti


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Yves Bonnefoy a sous-titré "biographie d'une oeuvre" la volumineuse monographie qu'il a consacrée à Alberto Giacometti et à laquelle il a travaillé pendant dix ans. D'ordinaire, on rédige la biographie d'un auteur ou d'un artiste, c'est-à-dire l'histoire d'un être périssable qui a créé des objets moins éphémères que lui. Composer la biographie d'une oeuvre consiste à renverser la perspective et à concentrer l'attention moins sur les péripéties de l'existence du créateur que sur les objets durables en lesquels elle s'est convertie et parfois délivrée d'elle-même. C'est écrire, plutôt que la vie d'un être éphémère, celle de ses successifs rendez-vous avec ce que Malraux eût appelé sa "part d'éternité". C'est, pour le biographe, inscrire son propos à la jointure entre la vie subie et l'action décidée, lesquelles se confrontent plus qu'elles ne s'expliquent. C'est encore, à travers l'observation attentive de sculptures ou de tableaux, et la lecture de l'ensemble des témoignages qu'un artiste a laissés, réengager ce dialogue entre soi et soi que fut naguère son aventure créatrice. C'est donc ressaisir une genèse, rejouer un rapport au monde. C'est montrer comment l'oeuvre permet à la logique d'une vie de s'accomplir, comment elle la déplie et la rend lisible, comment de fond en comble un être s'organise dans sa création et approfondit sa propre présence à soi, en même temps qu'il resserre son art sur une interrogation toujours plus radicale.

Un tel travail réclame autant d'intuitive sympathie que d'observation rigoureuse : une minutie d'archéologue relayée par des intuitions et une acuité de poète. Yves Bonnefoy a su conjuguer ces deux vertus : soucieux de documentation et d'exactitude, toujours attentif aux détails les plus concrets, au poids des circonstances, au jeu des influences et au caractère décisif des rencontres, il parle par ailleurs d'expérience, en étroite connivence avec le geste créateur. Quelque discrète que soit ici la présence du poète, ce sont d'ailleurs tout aussi bien les cheminements de sa propre aventure que nous sommes invités à reparcourir à travers sa patiente étude de l'oeuvre d'un autre, différent par son art autant que par son monde, opposé même à maints égards, et qui constitue en vérité une sorte de point limite au contact duquel l'auteur de Ce qui fut sans lumière met à l'épreuve l'ensemble de ses méditations personnelles sur ce qu'il résume d'un mot grave: la présence.

Il suffit d'avoir observé un dessin ou une sculpture de Giacometti pour s'en persuader : cette oeuvre est travaillée tout entière par la question de la présence. Yves Bonnefoy l'écrit avec netteté : "Ce qui retient Giacometti (...) c'est le fait qu'il y ait là, devant lui, quelqu'un, alors qu'il pourrait n'y avoir personne; c'est la Présence, et sa réaction devant elle, d'étonnement, d'effroi, d'attachement instinctif, de solidarité douloureuse." Quand il peint un visage, Giacometti s'efforce de saisir "la manière dont l'autre habite ses propres traits". Quand il modèle une tête, il y fait ressortir les "protubérances du crâne", il y décèle la présence même de la mort qui fait qu'un être existe. Quand il sculpte un homme qui marche, il ne cherche pas à l'imiter, mais à signifier son influx, et c'est encore "le mystère d'être qui prend le pas, dans la représentation, sur les aspects de la chose vue." Du corps humain, Giacometti ne garde que l'armature : il le décharne pour faire apparaître l'idée d'existence qu'il suppose, l'énigme de l'être qu'il supporte. L'homme n'est pas volume mais souci, moins histoire que principe, ou douleur d'être là. D'où la simplification expressive. Selon ses propres termes, Giacometti en vient à sculpter "une espèce de squelette dans l'espace". Il fait "dégorger" la matière afin d'en extirper l'être et d'appréhender, en même temps que sa forme simplifiée, cela même dont il se dégage. Par sa saisissante maigreur, "l'homme qui marche" est ensemble présence et misère, vanité d'exister et merveille de marcher. Comme l'écrit encore Bonnefoy : "la notation schématique peut être une sorte de paratonnerre, où décharge son énergie mystérieuse, transcendante à tous nos savoirs, sociaux ou psychologiques, la foudre de la présence."

Etape par étape, depuis les jeunes années de Stampa jusqu'au petit cimetière de Borgonovo, Yves Bonnefoy suit Giacometti, cet homme qui marche à l'intérieur de soi. Il dévide où renoue les fils qui permettent de mieux comprendre son exigence de dépouillement: la tradition calviniste de sa famille, la présence d'une mère rigoureuse, la sexualité troublée du jeune homme, tôt conduit à développer une "lecture au noir des êtres et des choses". Mais loin de se contenter d'additionner des éléments symtomatiques allant plus ou moins dans le même sens, et qui fonctionneraient comme les indices d'un mal-être ou comme des clefs de l'oeuvre, Bonnefoy veille à restituer l'étendue et les paradoxes d'un parcours très complexe. Observateur et biographe de l'oeuvre, il nous en restitue la vie entière. Pour cela, il ne néglige de souligner ni l'importance de la "poétique du père", toute accordée aux valeurs morales et aux "bonheurs sensoriels" du pays natal, ni celle du passage de Giacometti auprès de Bataille ou de Breton, ni même le climat moral et intellectuel des années les plus décisives de sa création. Loin de faire apparaître l'oeuvre comme le produit d'un ensemble de conditionnements, il affirme ainsi, au travers de ses mutations, ou de ses tâtonnements, sa liberté même, puisqu'elle est avant tout un travail "aux limites de l'invisible", et du bout des doigts. Il vérifie par exemple, dans les lithographies auxquelles Giacommetti s'est consacré à la fin de sa vie, son impatient désir d'une adhésion au monde au terme d'un parcours qui paraissait tout entier dominé par l'imposibilité de l'habiter.

Ayant ainsi choisi de travailler longtemps sur une oeuvre angoissée et austère où les clairières sont peu nombreuses et où la question de la présence se formule avec une extrême rigueur, Yves Bonnefoy s'est trouvé conduit à repréciser, voire à durcir, sa propre poétique. Il vérifie une nouvelle fois, auprès de Giacometti, combien le silence est constitutif de la poésie, et combien celle-ci doit faire rendre gorge au langage pour parler juste. Si les images sont pour le poète l'équivalent de ce qu'est la figure pour l'artiste, l'exemple de Giacometti démontre combien elles doivent êtres pressées, creusées et amincies pour que ce qu'elles dissimulent ait une chance de paraître. Il s'agit de délivrer avant tout la présence même qu'elles "empiègent". De même que la sculpture n'est apparence que pour se délivrer de l'apparence, "la poésie n'est mensonge que pour triompher du mensonge". Et quand bien même elle se paye de mots, se prête au rêve, ou s'enchante de lumières illusoires, "elle excède une fois de plus la structure de sens qui cristallise", elle déborde jusqu'à ses propres débordements, les éclaire, les surprend, et invite à méditer sur leur nature même. Elle connaît ses scories et se sait hors d'atteinte : elle ne peut que se délivrer d'elle-même, à tout jamais, pour se rejoindre. En effaçant peu à peu les figures dont pour commencer il s'était enrichi, tout art a vocation à regagner l'élémentaire : pour accéder à la présence, la subjectivité doit se subordonner à "la moindre chose du monde, pierre du chemin ou reflet sur l'eau". Et si l'idéalisme est impossible, il ne saurait pour autant rendre caduque la poésie: il la délivre plutôt de ses prétentions chimériques, la relie au corps et au sensible, la situe à sa juste place, entre ciel et terre, telle une radicale expérience de notre finitude.

 

Jean-Michel Maulpoix