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 Écrire la voix

Séminaire de Jean-Michel Maulpoix

à l'Université Paris X - Nanterre

(Master - année 2006)


 

 


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Autres thèmes

Quelques auteurs

Essais généraux

 

Edmond Jabès


Paul Valéry


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pistes de réflexion et de recherche  

L’objet de ce séminaire est de travailler sur la voix poétique et sur la poétique de la voix. Il s’agit là en effet d’une catégorie délaissée par la critique littéraire. On trouve par exemple un chapitre intitulé “Voix” à la fin de Figures III  de Genette, mais il concerne la question de l’instance narrative et des modalités de l’énonciation dans le récit. La voix ne me semble pas avoir été étudiée telle quelle, sous ses aspects proprement poétiques. C’est-à-dire dans ses rapports avec la forme et le contenu des textes poétiques où elle est pourtant une réalité très active, tant sur le plan thématique (la poésie parle de la voix, la poésie commente les situations de parole) que sur le plan formel (la poésie met en situation la voix, ne serait-ce que la voix du “moi”). Mais également dans ses liens avec l’acte même de l’écriture vis-à-vis duquel elle fait figure d’instance originaire mythique: voix de la muse par exemple, ou voix de l’inspiration. La voix est alors ici entendue comme ce qui donne naissance au texte, même si celui-ci tend à se développer à rebours de cette instance première.

Ce séminaire a pour point de départ une simple observation. On dit couramment, mais de façon paradoxale, qu’un écrivain est une voix. (On dit aussi volontiers, quand meurt un grand auteur, qu’une “grande voix” vient de se taire). Le mot “voix” est alors employé au sens figuré, puisqu’il ne s’agit pas de la voix physique de l’auteur, mais de celle de son oeuvre.  Autant dire celle de son écriture, en tant que celle-ci est singulière, identifiable car porteuse de singularité, et qu’elle produit, par elle-même, un “effet de sujet”, un effet de présence issu d’une absence.

   Qu’est-ce, à vrai dire, qu’un écrivain, sinon, à la fois, une manière singulière de prendre la parole, d’articuler et de faire silence? Un écrivain est quelqu’un qui prend la parole car il s’empare du langage (sans qu’on lui ait rien demandé) pour en faire un usage singulier. Un écrivain est quelqu’un qui articule d’une manière singulière cette langue dont il s’empare, c’est-à-dire qui la coordonne et qui l’infléchit selon des manières qui lui sont propres. Un écrivain, enfin, est quelqu’un qui fait silence, au sens propre, puisqu’il fabrique du silencieux (l’écriture) avec du verbal, et puisque l’écriture (ou la lecture) ne peut avoir lieu sans un rapport privilégié au silence.

D’où une première question: en quoi consiste l’effet de voix produit par l’écriture? Comment peut-on l’identifier? Poser cette question ne revient pas seulement à interroger les marques de la subjectivité dans l’écriture, mais encore à se demander, de façon plus radicale, quelle est la nature de ce silencieux parler qu’est l’écriture? Qu’est-ce donc que cette voix silencieuse que l’on peut entendre en lisant? Est-il concevable que puisse exister une voix muette qui parvient à se faire entendre?

On peut ici noter que notre réflexion sur l’écriture de la voix se trouve prise entre deux silences: le silence du langage (voix sans langage du cri, de la vocalise) et le silence de la voix (écriture comme langage sans voix). Poser la question : “qu’est-ce qu’écrire la voix?”, c’est précisément étudier le milieu entre ces deux extrêmes.

   Vive voix et morte voix

Ces premières questions en appellent d’autres : quelles relations la voix écrite de l’auteur entretient-elle avec sa voix réelle? Peut-on écrire  la voix? Quelle relation entretient l’écriture qui est un silencieux travail au noir (un travail des signes, un travail qui prend corps graphiquement, un travail pour l’oeil, une expression nécessairement détournée et retardée) avec son contraire : l’instance sonore, invisible, immédiate et “naturelle” de la voix.

La question est alors de savoir comment l’on passe de l’une à l’autre, ou ce qui subsiste de l’une dans l’autre. Il s’agit de se demander si l’on ne peut parler que de manière métaphorique de la voix d’un écrivain, ou si l’on retrouve, dans son écriture, une trace -mais de quelle nature, de quelle importance- de sa voix réelle? A moins qu’il faille plutôt rechercher dans l’écriture quelque chose comme une voix seconde, une voix à tout le moins élaborée n’ayant en définitive pas grand chose à voir avec la voix réelle physique de celui qui écrit.

La question est posée par exemple par Edmond Jabès:“Y a-t-il un rapport direct entre ce qui est fait de vive voix -l’acte oral- et ce qui, peut-être, est fait de morte voix - l’écriture?”  

Vive voix et morte voix, tel pourrait être en effet l’intitulé de ce séminaire. En dernière instance, il s’agira en effet d’y réfléchir sur le vif de la littérature, de chercher par où elle s’anime ou se paralyse, voire à quel endroit ou à quel moment elle est susceptible de se disjoindre de l’impulsion même dont elle procède. Ce qui revient à travailler en fin de compte sur l’écart entre l’écriture et le chant. Et donc notamment sur l’écart entre prose et vers. Le chant, je l’entendrais comme le modèle de la liberté du langage, l’écriture pouvant être celui de sa contrainte. Mais sans doute les choses ne sont-elles pas si simples, puisque l’effort premier du poète consiste à faire chanter la langue.

   Pour écrire l’histoire de la voix

 Dès lors, on sera conduit à se demander quelles sont les marques littéraires de la voix? Peut-on par exemple considérer l’emploi du “tu”, l’usage du dialogue, les poussées exclamatoires, les diverses formes de décrochements typographiques, ou plus généralement la forme de l’adresse et du dialogue, comme des équivalences ou des formes de subsistance de l’oralité dans l’écriture?

Un beau sujet, par exemple, doit être exploré : celui du dialogue poétique : nous l’interrogerons à travers Valéry et Jabès, sans oublier des oeuvres beaucoup plus anciennes comme les “tensos” ou les “débats qui en ont inauguré la tradition.

Ces questions formelles, on ne saurait en effet les poser en oubliant que les relations entre écriture et voix ont une histoire: depuis les bardes ou les aèdes anciens, ou depuis les troubadours qui improvisaient leurs chants à haute voix à partir de motifs convenus, jusqu’à la quasi aphasie mallarméenne, en passant par les voix intérieures et les bouches d’ombres du romantisme, l’histoire de la poésie ressemble à celle d’un lent étranglement. On est parti d’une tradition orale pour aboutir à une sacralisation de la lettre. En même temps que la voix cède le pas de plus en plus devant l’écrit, c’est la question de la subsistance même de la poésie qui se trouve posée.

L’écriture est prise de distances. Et cet éloignement que suppose la création littéraire par rapport au mouvement initial dont elle est issue, nous pouvons particulièrement le percevoir dans la seconde moitié du XIXème, quand entrent en crise les valeurs d’expression du romantisme. L’avènement de la notion de Livre (le Livre absolu dont rêve Mallarmé, ou le “livre sur rien” sur lequel phantasme Flaubert) va de pair avec un étranglement de la voix. L ’écrivain moderne est plus ou moins un aphasique. C’est ainsi d’ailleurs que finit Baudelaire. Par ailleurs, il n’est pas négligeable que ce soit alors la notion de style qui passe au premier plan, cher Flaubert par exemple qui s’exclame: “Je veux du lyrisme en style”...

La question devra donc être posée de ce qu’il demeure dans l’écriture poétique moderne -si tant est que l’on puisse en dégager des caractéristiques générales- de l’ancienne oralité, mais également du pathos, du discours et de toutes les valeurs d’inspiration et d’expression. Qu’en est-il, par exemple du cri, de sa profération et de son articulation? L’écriture n’est-elle qu’un cri tu ou trituré? Peut-on la définir comme tentative d’articulation d’un cri qui demeurerait tel quel imprononçable, imprononcé? Peut-on la considérer comme un cri qui se fait langue? (Bloy : “il faudrait pouvoir écrire des cris, noter comme de la musique les clameurs de l’âme... Cf aussi Artaud, Lautréamont...)  Ou bien, à l’inverse, la poésie ne peut-elle être aussi perçue, jusque dans ses silences, comme une langue qui se fait cri, c’est-à-dire quelque chose comme une individuation, voire une désarticulation singulière de la langue commune?

   L’écriture à rebours

Les pistes ouvertes sont nombreuses. Et je me contente pour l’instant d’en désigner en désordre quelques-unes parmi d’autres. Avant d’entrer plus résolument dans les détails, j’observerai encore qu’interroger la création littéraire sous l’angle de la voix est une manière de la prendre à rebours. En effet la tradition occidentale survalorise l’écrit. Comme le dit Marcel Jousse, la civilisation écrite réduit la civilisation de l’oralité à des effets de folklore[1]. L’Occident, c’est le livre. Et sa figure fondatrice n’est rien d’autre que cela : une voix inscrite dans un livre: la Bible, c’est-à-dire la parole de Dieu devenue Écriture. Ce motif est essentiel. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Interroger l’écriture sous l’angle de la voix, c’est l’interroger à partir de sa défaillance plutôt que de sa force ou son pouvoir. La voix est en effet très largement ce qui tient l’écriture en échec, ce dont elle ne peut produire qu’un effet lointain.

Il convient donc d’entendre la catégorie voix comme une perturbation dans l’approche de l’écriture, propre à la renouer au poétique, mais aussi au réel, au corps, à l’histoire, à la musique...

   Le poète debout, l’écrivain penché.

Cette réflexion met encore un jeu un autre motif que j’ai signalé dans mon programme: celui qui oppose le poète debout à l’écrivain penché. Distinguer entre la figure mythique du poète (Orphée) et la figure prosaïque de l’écrivain. D’un côté une créature mobile et inspirée dont le chant et le déplacement ne font qu’un. De l’autre un être immobile qui travaille, penché face au “vierge papier que sa blancheur défend”. D’un côté le poète debout, de l’autre l’écrivain assis. Le poète debout, inspiré, c’est Hugo sur son rocher, Rimbaud “l’homme aux semelles de vent”, ou Apollinaire qui "composait" ses poèmes en marchant. L’écrivain rivé à sa table, c’est Flaubert à Croisset, ou Proust dans sa chambre dont les murs sont tapissés de liège... Mais c’est aussi bien Mallarmé qui figure quelque chose comme l’étranglement même de la voix poétique. C’est-à-dire le poète qui vire à l’écrivain.

Prenons garde toutefois aux simplifications, puisque Flaubert par exemple est à la fois cet “ouvrier en chambre” que définit Barthes dans son essai “L’artisanat du style” et l’homme du “gueuloir”. Il est à la fois l’auteur de Madame Bovary, marchant “droit sur un fil entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire”, et l’homme qui se débonde dans sa correspondance. Il peut donc y avoir, chez un même écrivain, quelque chose comme le côté de la voix et le côté de l’écrit, le côté de l’immédiateté et celui de la distance. La question qui dès lors nous occupe est celle de la relation entre ces deux côtés et de la résolution des conflits qu’ils supposent.

Ou encore, pour pousser plus avant les paradoxes : existe-t-il une voix seconde, une oralité non plus primitive ou primaire, mais qui serait rendue possible, voire nécessaire, par la tension même du style? Une oralité que l’on pourrait entendre comme rétablissement de l’écrivain dans son individualité au sortir de, ou contre, cette dépersonnalisation qu’est l’écriture. C’est l’exemple que me paraît donner la Correspondance  de Flaubert.

Il m’importe à ce propos de creuser les relations entre style et voix, puisque ce sont des catégories à la fois opposées (comme le montrerait l’exemple de Flaubert) et équivalentes: l’une étant à la prose ce que l’autre est à la poésie. On parle du style d’un romancier et de la voix d’un poète, et non l’inverse. On analyse l’un, on dédaigne l’autre. mais dans les deux cas, il s’agit d’i­dentifier ce qui est propre à un auteur (encore que le style vaille également pour une époque et soit sans doute moins “individuel” que la voix.) Ne pourrait-on avancer à ce propos que le style serait le propre d’un auteur selon l’ordre du langage, quand la voix dit cette même “propriété”, mais cette fois selon l’ordre du sujet?



[1] L’Anthropologie du geste, “le parlant, la parole et le souffle”, Gallimard, 1978, p. 12.

[2] Jean ABITBOL, “Voyage au centre de la voix”, in L’Esprit des voix, La pensée sauvage, 1990, p. 19.

[3] Id. , p. 20.

[4] R. Barthes, L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982, p. 226.

[5] Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Le Seuil, 1983, p. 11.

[6] Zumthor, opus cit. p. 12.

[7] Pascal QUIGNARD, La Leçon de musique, Hachette, 1987, p. 31.

[8] id., p. 12.

[9] id., p. 17.

   

 

 

(à suivre...)