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Note bio-bibliographique

1925 : Jacques Borel naît le 17 décembre à Paris, dans le XIVe. Très tôt orphelin de père, son enfance s’écoule à Saint-Gaudens (Haute-Garonne), chez ses grands parents paternels, jusqu’en 1935, où il retourne vivre avec sa mère à Paris.

1949 : Après des études au lycée Henri IV puis à la Sorbonne, il obtient un diplôme d’études supérieurs d’anglais sur le poète Gerard Manley Hopkins. Il devient professeur d’anglais.

1965 : L’Adoration, récit autobiographique, reçoit le prix Goncourt.

1967 : Tata, ou de l’éducation, théâtre.

1970 : Le Retour, récit autobiographique.

1972 : Marcel Proust, essai.

1973 : La Dépossession, journal

1974 : Commentaires, essai

1975 : Poésie et Nostalgie, essai

1975 : Un Voyage ordinaire, récit.

1979 : Histoire de mes vieux habits, récit.

1981 : Petite Histoire de mes rêves, récit.

1989 : L’Attente. La Clôture, récit.

1990 : Commémorations, essai.

1990 : Sur Les Murs du temps, poèmes.

1993 : Un Voyage ordinaire (nouvelle édition).

1993 : Le Déferlement, récit.

1994 : Journal de la mémoire.

1994 : Propos sur l’autobiographie, entretien.

1997 : L’Aveu différé, récit autobiographique.

1998 : Sur Les Poètes, recueil d’articles.

1998 : L’Effacement, récit autobiographique.

2001 : La Mort de Maximilien Lepage, acteur. C’est, à proprement parler, son premier roman.

2001 : Ombres et dieux, essai.


    Borel juge de Jacques

      La question de l’écriture dans La Dépossession

par Laurent Nunez


       

Il ne suffit pas de se taire
Il faut savoir dire autre chose
 
Aragon, Les Adieux
  

      De l’entreprise autobiographique de Borel, il faudrait dire, avant de commencer notre étude sur La Dépossession, qu’elle s’appuie initialement sur la foi la plus haute en la littérature. Qu’on relise les confessions et les doutes, les scènes, amoureuses en particulier, de L’Adoration, si précises et si dévouées à la mémoire ; qu’on relise les descriptions qui se veulent exhaustives, que ne rejetterait pas le Nouveau Roman, et qui ont donné Le Retour ; qu’on rouvre L’Aveu différé, ce regard en arrière, cette correction d’un mensonge : peu d’auteurs qui comme Borel espèrent en la reconstruction du réel par le langage – qui, comme lui, obtiennent leurs livres sans les livrer à l’imagination, mais en délivrant la mémoire, en s’en faisant l’avouable pythie. Que l’inspiration cède au souvenir, voilà le premier vœu de Borel : il n’est pas un conteur d’histoires, pas un troubadour. De l’imagination, peut-être n’en a t-il guère, mais à quoi lui servirait-il d’inventer, quand tout est derrière lui, c'est-à-dire devant lui, par cette volte-face que permet l’écriture ? A quoi lui servirait-il de déguiser son existence, de parler par paraboles, quand les événements de sa vie sont déjà si obscurs et significatifs ?

      Il y a peut-être de la Terreur à ne vouloir raconter que les histoires vécues, mais si celle-ci existe chez Borel, elle est très vite étouffée par la certitude qu’il faut raconter, ou l’on n’a rien vécu. L’écriture est la garante des événements, et Borel est plus suspicieux qu’un Saint Thomas : il ne croit que ce qu’il écrit. Peut-être n’a-t-il pas tort : la vie compte, mais elle ne compte que relatée. C’est pour cela que l’écrivain se cherche dans ses livres, et consacrera une partie de son autobiographie à la biographie de sa mère : l’hommage ainsi rendu l’assure de son existence passée, de ses jours même les plus fades, qui sinon ne seraient rien, et n’existent que pour être dits. La vie n’est visible, lisible, que sur du papier : « Quel paradoxe ! Tous les jours où tu n’as pas écrit te semblent gris et à jamais perdus, impossibles à distinguer les uns des autres, et, quand tu écris, c’est cette gelée, cette texture grise et inconsistante que tu brûles, c’est pour ça peut-être, d’amarrer, de ressaisir. »
      Mais la foi en l’écriture dépend chez lui d’une deuxième condition. Non seulement le livre doit être relié au réel, mais il doit également ne pas être pur artifice, simple texte : il est dans l’obligation de faire entendre une parole, de nier sa gratuité. Un livre, pour Borel comme pour Gide, doit pouvoir résister à la Mort. (Non pas à la mort de l’auteur, cela n’a pas d’importance, et dépend plus de la postérité que des qualités du livre.) On doit écrire un livre comme si ce livre était le dernier, comme si, l’écrivant, on justifiait sa vie :
     
     
    « Quelque chose qui ne soit pas, comme les trois quarts de la "littérature", frappé d’inanité ou rejeté au néant par l’imminence de la mort. Ce qui m’accable, dans certaines recherches, dans certaines théories, certaines de leurs applications, c’est de sentir de quel peu de poids elles sont devant la mort. Ecrire comme si chaque instant pouvait être le dernier. Devait l’être. Est-ce La Maison de rendez-vous alors, ou même La Jalousie, que l’on écrirait ? Aurélia tient devant la mort, Les Fleurs du Mal tiennent devant la mort, certaines phrases de Pascal, de Pavese, certains cris de Leopardi, La Mort d’Ivan Ilitch tiennent devant elle. »
     
      Borel construit donc sa propre vision de la littérature sur l’idée d’une transposition : l’écriture n’est possible que précédée d’une expérience dans la vie, d’une expérience marquante, et l’on hésiterait peu à ajouter : traumatisante. Contre Sollers et Tel Quel, il parie pour Adamov, pour Nerval, pour Soljenitsyne, tant que cela, et il en est extrêmement conscient, pourrait le faire sombrer dans la dernière Terreur :
     
      « Quand bien même Soljenitsyne serait un moins bon écrivain que tel ou tel de tes brillants contemporains à qui tu penses – car de cela, c’est vrai, tu n’es pas sûr, pas tout à fait -, c’est encore pour Soljenitsyne, toi, jusqu’au bout, que tu serais. Et tu sais bien que ce n’est pas là un argument littéraire : tu te dis qu’il a, lui, du moins, traversé la maison des morts et que, même s’il n’est pas Dostoïevski, il ne se peut pas que son œuvre n’en soit pas, jusque dans ses défaillances, hantée, marquée comme au fer rouge. »
     
      L’écrivain soutient donc initialement une conception de la littérature dérivée de la Terreur : l’écriture ne serait possible que si l’écrivain reprenait sa vie, et qu’il l’exposait à tous, dans un discours utile mais dangereux ( c’est l’idée de la corne de taureau, avancée par Leiris.) Le ton est ainsi donné, et les livres qui précèdent La Dépossession, et ceux que Borel écrivit durant la période de ce journal, de 1960 à 1972, doivent donc être compris avec cette double ambition que nous venons de définir : la relecture du réel ; la résistance devant la mort.
     
      A ce titre, l’internement de la mère de l’écrivain, dès 1958, devrait permettre l’écriture d’un livre capable, plus que tous les autres, de réunir ces deux ambitions. Un livre qui, relatant la fin de vie d’une femme aimée, contant sa mort prochaine et jamais apprivoisée, mort qu’annonce déjà son internement à Ligenère, résiste à la Mort, lui étant dédié : un livre où les mots ne seraient ni choisis ni précieux, mais unis à l’existence d’une manière insécable. Il s’agirait ici de continuer la biographie maternelle, de poursuivre le mouvement commencé dès L’Adoration, en sachant que ce mouvement se devra peut-être d’être plus violent, plus paniqué, étant l’ultime. Le livre qui conterait la mort de la mère compterait le plus pour le fils :
     
     
    « Et aussitôt, c’est pour m’interroger, me sonder ; pour me dire que, si je n’avais plus que cinq ou six mois à vivre, si j’étais condamné, et le savais, ce n’est pas à écrire un dernier livre que, sans doute, je songerais ; à tenter, par exemple, de mener à bien Les Fascinés ( LesSaugrenus ?) avant la fin. Non, j’en suis sûr, si je pouvais tenir une plume encore, c’est ce journal que j’écrirais. »
     
      Les intentions de Borel semblent donc suivre la ligne qu’il a toujours respectée et demandée. Le journal lui-même, comme le montre la citation, est le lieu où l’idée du journal se légitime encore. La mort de sa mère, aussi pénible soit-elle, aussi douloureuse soit-elle pour celui qui l’a aimée si démesurément, devrait donc rendre possible l’œuvre la plus importante de Borel, celle qui parachève et magnifie douloureusement son entreprise de reconstruction – celle qui ferait accéder Borel à l’écriture telle qu’il se la représente. Tel semble être le tragique cahier des charges de La Dépossession.
     
    Ce livre, pourtant, ne s’écrira pas. Car il y entre, mais on l’avait pressenti, une certaine part de manipulation tout à fait inhumaine, et qui terrifie Borel : comment écrire l’internement d’une mère ? N’y a-t-il pas quelque dégoûtante ambition à vouloir en faire un livre ? Parce que Ligenère constitue les deux conditions de l’écriture pour Borel : le lien à la vie, et l’expérience traumatisante, la transgression du quotidien ; parce qu’elle contient ces deux aspects, mais démultipliés, elle rend finalement toute écriture impossible – immorale :
     
     
    « Ce que je n’ai pas non plus éclairci, c’est comment, dégonflé, le démon d’écrire, loin d’être tué dans l’œuf, et comme voué au néant par une douleur essentielle, s’en était, à ma stupeur, à ma honte, trouvé un temps ravivé, cravaché. A ce prix, l’écriture ? et comment alors ne pas s’insurger contre elle, ne pas être tenté de l’accuser, de l’étouffer ? »
     
      Le livre ne pourra donc pas s’écrire, parce qu’on n’a pas le droit d’écrire de livres sur l’agonie de sa mère, qu’un lecteur lira peut-être ennuyeusement, dans le métro, attendant un bus ; parce qu’on n’a pas le droit de s’approprier, après tant de choses, la mort d’une mère, mère qui n’en finit pas de mourir et dont la mort est la seule part de vie qu’elle aurait pu posséder encore, si Ligenère ne l’en avait déjà, avant le fils, dépossédée. Si ce livre devait être, il faudrait qu’il exploite la douleur indicible du fils. Mais il risque ainsi d’être un livre de plus dans la bibliothèque : « Un livre comme les autres, pas autre chose : est-ce donc cela qui t’accable, sois honnête, ou de le devoir à Ligenère ? » La littérature doit être tracée dans la vie, soit ; elle ne doit pas être utilisée en vain, soit. Mais ici, c’est par la trop grande violence de l’expérience que l’écriture s’interdit. Les mots ne suivront jamais assez loin les sentiments de Borel : l’expérience autobiographique doit donc cesser. La Dépossession, l’a-t-on compris, est le refus de poursuivre le mouvement commencé par L’Adoration et continué dans Le Retour. Puisqu’un tel livre ne peut exister, car on ne peut dire les pires douleurs, ce journal devient lentement le journal d’un journal que Borel ne peut tenir : car la réussite de la transposition de la vie à l’écriture, la transcription de l’angoisse, signifieraient (c’est toujours l’idée terroriste) que la peine n’était guère si élevée, que le fils ne souffrait pas réellement, et cette pensée, bien sûr, lui est insoutenable :
     
     
    « L’absurde idée reçue – ta mauvaise conscience – que "Les vraies douleurs sont muettes". Que, dès qu’on en parle ou on en écrit, on échappe de quelque façon à la souffrance, soit qu’on prenne du recul par rapport à elle, et déjà c’est s’en éloigner, la dépasser, soit qu’on en remette, qu’on l’utilise, qu’on "fasse de la littérature".
     
      Il ne faudrait donc pas utiliser la douleur maternelle, il ne faudrait même pas expliquer le refus du livre, non pas parce qu’on risquerait de mentir, d’exagérer, mais simplement parce qu’on ne doit pas rabaisser la douleur de la mère, la reprendre à son compte. Montrer ce qui à nos yeux est sacré, c’est déjà le profaner. Borel s’interdit donc d’utiliser la douleur et son indicibilité. Ce serait honteux d’en parler, blasphématoire. On ne peut échanger l’angoisse contre un livre : cette simonie ne doit pas être, et pourtant, Borel semble croire en son existence, se salissant bien plus que ne le feraient ses détracteurs : « Tu triches, toujours autrement, tu joues encore avec cette douleur, et si tu t’en tires, tu n’auras été qu’un clown, un histrion,- pis : un tartuffe. »
     
      Il semble à l’écrivain qu’il ait à choisir entre écrire et perdre sa mère, ou se taire et ne pas la représenter. Et bien sûr, entre l’écriture et sa mère, il ne balance pas, mais sa passion de la littérature lui devient soudainement incompatible avec l’amour qu’il porte à celle que Ligenère étouffe. Naît alors chez lui un soupçon qui ne partira pas, et qui est dû à son hésitation : comment a-t-il osé hésiter entre sa mère et le livre ? Et s’il aimait la littérature plus que tout ? Et si, cela est impensable, honteux, mais d’autant plus envisageable donc, et si, inconsciemment, au plus obscur de son esprit, il espérait, après Ligenère, par les souffrances et les doutes, écrire encore, quand bien même il s’en défendrait, un beau livre ?
     
     
    « Cette sorte d’esprit magique, infantile – mais n’est-ce pas celui-là même des chrétiens ? – persiste à l’obscur en moi, et je me dis que c’est lui peut-être qui me souffle, que, mon livre même, je ne pouvais l’écrire avant la maladie de ma mère et la disparition d’Horace […] » ; « Le pire soupçon, intolérable, celui de n’avoir jamais aimé que l’écriture. Non pas un être, mais elle d’abord, elle seule peut-être. L’envers lui-même, ce procès, de ton absurde, ta monstrueuse passion. Des histoires, tout le reste : et c’est cela que tu ne peux parvenir à accepter, dont tu ne peux t’absoudre. »
     
      Qu’importe si cela est vrai ou non : il suffit que l’auteur le croie pour mieux se détruire, pour s’accuser de ne jamais avoir aimé vraiment sa mère, de l’avoir utilisée, et encore pour son enfermement, matière à un livre, comme l’utilisaient les Lohénec. Le journal, lentement, se défait, ne trouve plus de raisons d’être, car l’agonie de la mère ne pourra pas, ne devra pas être sublimée par son écriture. Que faire dès lors, sinon rendre ce dernier hommage de souffrir avec elle, et s’accuser de tout ce qui pourrait lui nuire, et nuire à l’angoisse de sa mort prochaine, mort qui doit être inconsolable pour valoir :
     
     
     « …Ou bien, je relis ces lignes, et c’est avec un frisson d’horreur, moi qui croyais mettre plus haut que tout, non la littérature, mais, par un impénitent idéalisme peut-être, ce qui me semblait, en elle, la dépasser, ne suis-je, ne serai-je jamais rien d’autre qu’un homme de lettres – pis : un détrousseur de cadavres encore chauds ? »
     
      La peur d’utiliser sa propre mère à sa construction littéraire force donc Borel à repenser le projet de La Dépossession à l’intérieur de l’œuvre même, mais va également l’obliger à redéfinir la littérature, à lui trouver des torts – torts que nous connaissons bien, puisqu’ils sont principalement terroristes.
     
    *  Ligenère doit être considérée comme le lieu d’une désillusion qui alerta Borel et l’obligea à désacraliser la littérature. Par une expérience si douloureuse, qui est la mort prochaine, comme annoncée, de sa mère, l’écrivain en vient à renier l’écriture elle-même, qui, quand bien même elle parviendrait à rendre compte de la douleur sans l’intensifier, sans l’exagérer, serait quand même une écriture de lèse-mère, où Borel profiterait de sa douleur, faisant de l’internement de sa mère, de la peine qu’ils ressentent, elle et lui, un outil de travail : « L’écriture. Elle dit l’amour, elle dit l’agonie : elle n’est pas l’amour, elle n’est pas elle-même l’agonie : elle ne peut l’être. » Ce n’est pas que l’écriture puisse ou non traduire l’expérience, c’est qu’elle en fait un moyen et que là où l’expérience est solitude, mutisme, maladie, l’écriture est communication, maîtrise linguistique, santé. Honte à celui qui s’abaisse à traduire sa douleur ! Honte à celui qui, se servant de sa mère, écrit un livre, ou se servant du langage, croit pouvoir parler de sa mère ! Les mots sont des instruments qui renvoient au réel, mais en le dédoublant, en trompant celui qui les utilise. Par convention tacite, le son d’un mot désigne un référent, une idée, mais pas la réalité. Ce que Borel attendrait de l’écriture, c’est un certain cratylisme : que les mots désignent si intimement la réalité qu’ils s’y collent et qu’elle y réponde. Mais le mot nuit n’obscurcit rien, et le mot femme n’embrasse pas. Le mot d’agonie ne signifie presque rien, ou du moins ne signifie pas la douleur et le drame qu’il devrait contenir. Ce que ne supporte pas l’écrivain, c’est que les mots soient interchangeables, ne dépendant de rien d’autre que d’une convention qu’on pourrait très bien changer quand bon nous semble. (En effet, il est très vrai qu’on puisse appeler une guêpe une pierre, à condition de prévenir les autres, comme le font les poètes.) Borel dénonce donc les mots, mais également leur utilisation exagérée, écueil auquel lui-même peut-être ne saurait échapper : 
     
    « Que les trois quarts de la littérature sont du domaine de l’inauthentique, au mieux de l’insignifiant : tout, chaque jour davantage, m’en convainc, les œuvres, les hommes. Et c’est là aussi, peut-être, une des raisons de mon inconsolation. Comment ne soupçonnerais-je pas ma propre écriture ? »
     
      Par une expérience personnelle, Borel passe donc au général et condamne un certain aspect de la littérature ; condamnation que nous connaissons, puisque Valéry ou Caillois la dirent précédemment, et qui est que le refus de l’écriture passe encore par l’écrit, et s’abolit donc : 
     
    « Cet autre paradoxe de l’écriture, que, la vanité même d’écrire, et au moment qu’elle est le plus atrocement ressentie, il lui faille encore la dire.
      "Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ?"
      Ou est-il vrai que l’écrivain le plus vrai soit un comédien encore, Pascal lui-même, dire la rature, la tracer lui-même s’il le pouvait, et que tout soit encore lisible par-dessous ? »
     
      Le questionnement que Borel subit rebondit donc sur les autres auteurs, mais reviendra toujours sur lui : c’est en se comparant aux autres qu’il s’afflige lui-même, en constatant qu’il les équivaut, que finalement, il utilise l’écriture d’une manière aussi malsaine qu’eux : « L’étrange, dans l’écriture, et, oui, le suspect, c’est que, même lorsqu’on écrit son angoisse la plus déchirante, on l’écrit cependant dans l’exaltation. Ainsi des pages les plus sombres du Retour, l’été dernier. »
     
      L’écriture est donc rendue à un niveau inférieur et tout, même ce qui fut écrit précédemment, L’Adoration, Le Retour, est remis en question. Il y a chez Borel un inquisiteur qui ne cherche pas, comme chez Valéry, à défaire les œuvres des autres, à chercher par où Pascal et Stendhal pèchent. Borel représente la Terreur rapportée à elle-même,  et en effet il ne doit guère aller bien loin pour trouver son ennemi et sa victime. Héautontimorouménos moderne, l’écrivain s’attaque à celui qu’il fut, et à ce qu’il aime le plus, car cet amour de l’écriture lui est insupportable, et pourrait prendre plus de place que celui qu’il devrait rendre à sa mère. Il entretient avec l’écriture une relation fluctuante, « Autant appeler les choses par leur nom. Mes rapports avec l’écriture sont bien, d’évidence, des rapports "névrotiques"[…] La même tension, entravée/passionnée, avec elle qu’avec les êtres. », et élargit ses questionnements à toute la littérature. Il commence à regarder trop lucidement les œuvres des autres : « C’est le style même, dans le Journal de Gide, qui est suspect », «  Un mythe, cela même peut-être qui, en nous, s’en prend aux mythes. Cette écriture, chez Artaud, chez Bataille, qui s’en prend à l’écriture même, offerte aux coups de l’insoutenable assaut et croyant, le peut-elle, ne désirer que lui, ne s’avancer, toujours plus vulnérable, plus cruellement flagellée, que vers lui. », mais cela signifie bien sûr que c’est son propre style, dans son propre journal, qui doit être mis en doute. Et si tout cela n’était que spectacle, désir de jouer une scène, désir trop littéraire et ridicule, honteux, d’être lu ?
     
    «  Mon insurrection, je n’en sortirai donc jamais, de l’adolescence, quand P.S. tentait de me convaincre qu’il n’y avait pas d’écriture qui ne fut comédie. Et, non, écrire n’est jamais un acte innocent. Ecrire, c’est cela peut-être qui consacre la rupture avec l’innocence, la séparation définitive : on ne la retrouvera jamais plus. Le mal commence avec le besoin de tenir la plume. Dire : "J’ai mal", c’est, peut-être, déjà tricher. »
     
      Dès lors, si dire déforme la réalité, si l’homme le plus honnête ne résiste pas à l’appel de l’écriture, « De l’entregent, de la vanité, peut-être saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d’Avila eux-mêmes n’en ont-ils pas été exempts, puisque enfin, eux aussi, ils ont écrit. », d’une écriture qui le contraint à mentir, ou du moins qui le pousse, bien qu’il en soit horrifié, à se servir de ses sentiments, de la vision de sa mère comme des matériaux premiers de son livre, ne vaut-il pas mieux se taire ? « Toutes les gloses sont vaines. Rimbaud l’a su, il l’a dit, il n’y a pas d’autres raisons à son silence. » Le mythe de Rimbaud apparaît, comme chez Leiris, chez Le Clézio, comme un modèle identificatoire, une dernière issue, où l’auteur puise un savoir qu’il n’a plus, qu’il a remis en question depuis Ligenère. Que Rimbaud ait fait le bon choix, cela d’ailleurs se confirmera très rapidement dans le journal : « L’ adieu de Rimbaud. Toutes les raisons, il me semble, en sont lisibles dans Alchimie du Verbe : un démontage, l’un après l’autre, de tous les "artifices" mis en œuvre. » Mais l’imitation de Rimbaud semblerait vaine, et paraîtrait davantage un échec, une rémission, qu’un succès gagné sur le langage. Se taire n’accompagnerait pas la mère dans son dernier voyage, et laisserait inachevée l’œuvre autobiographique. Le silence, au XXè siècle, n’a peut-être plus rien à exprimer, et il faut donc pour Borel trouver une tierce voie dans l’écriture, entre le taire et le dire.
     
      Pour rejoindre sa mère dans sa souffrance, et l’exprimer en la vivant, il va donc falloir pour Borel continuer le témoignage autobiographique tout en rendant impossible la création de l’œuvre, et peut-être même faudra-t-il détruire l’écrivain qui est en Borel ; rendre à la mère le dernier hommage, en s’empêchant de construire, et donc de profiter de son malheur. Cette entreprise de l’inexploitable est rendue possible par la forme même du journal, écrit déconsidéré : le journal n’est pas une œuvre, il n’est pas construit mais soumis au défilement des jours. Il n’est pas même un texte, mais réminiscence de la journée, concrétion de menus événements. Peut-être est-il fait pour n’être jamais lu que par celui qui le rédige. Bien loin des phrases construites de L’Adoration ou du Retour, ou de la déconstruction grammaticale qui sera quelques années plus tard opérée dans L’Aveu Différé, La Dépossession va donc être le terrain de phrases abruptes, la mise à mort de la littérature et du littérateur que pense être Borel : « Un écrivain, dit Proust, perdu s’il tient un journal. Eh bien, n’hésite plus : qu’est-ce que tu attends ? Perds-toi ! Perds-toi ! Dis merde à l’"œuvre" ! » Le désœuvrement permet à l’écriture de recouvrer ses droits, et le journal, en créant sans créer,  apparaît comme la solution transitoire et double qui sauve la mère et perd le fils : 
     
     
    « Le suicide dans l’écriture, en admettant que ça veuille dire quelque chose, ce peut être, à la rigueur, ceci : ce journal précisément, ces bribes, ces scories ; ce n’est pas la première fois qu’il te lancine ainsi, ce refus d’organiser, d’élaborer, tu te dis, quand le soupçon redouble : d’utiliser. »
     
      L’enfermement de la mère, dans ce premier cercueil qu’est Ligenère, doit conduire également à la mort de l’écriture, car la vie est rompue par cette séquestration, et si l’écriture doit relater la vie, elle doit la mimer dans ses pires instants. Le journal constitue donc un parallèle, une imitation et une sympathie, au sens fort du terme, entre Borel et sa mère. Il s’agit de descendre aussi bas qu’elle, de reproduire le plus fidèlement possible ce qu’elle vit, en rabaissant l’écriture, le style et les mots. Il faut que le journal réponde aux lettres maternelles où les mêmes formules toujours apparaissent, où le ressassement jamais n’a de fin, où l’aphasie apparaît finalement : 
     
    « Beaucoup de mots, dans cette lettre si brève – quelques lignes- ne sont pas achevés, ou ma mère, a-t-elle écrit dans une telle émotion, a sauté des syllabes, et je dois rétablir branle-bas, qu’elle écrit bran-bas, difficulté, qu’elle a, dans la phrase qui revient si souvent : " Tu sais, j’ai beaucoup de difficulté pour écrire », écrit : diffuté, le mot cœur même, à la fin, dans "Je t’embrasse de tout mon cœur", qui n’a que les trois dernières lettres : eur. »
     
      A cette débandade des mots, le journal va répondre, par une aphasie de la forme : il va s’agir de s’unir à la souffrance maternelle, d’utiliser un même langage, qui les unit en excluant les autres. L’écrivain doit se séparer de ce qu’il sait – écrire- pour retrouver un langage secret et défait qui le lie à sa mère : 
     
     
    « Comment supporter de l’avoir encore, la parole, quand elle n’est plus en elle que ce balbutiement erratique ? Ecrire à sa place, écrire pour elle, un temps, tu te l’es dit. Et ces signes, aujourd’hui, que tu traces, tu le sais, ne lui rendront pas la parole. C’était elle, il te semblait, qui parlait en toi, qui te justifiait de parler, et va-t-il te lâcher aussi, ce dernier ressort de l’amour, cette pauvre ruse peut-être ? Tu relis ces lignes, ce mortel trébuchement, et tu te dis que tu n’as plus droit toi-même qu’à une parole, comme la sienne, de plus en plus mutilée, vacillante. Dont lamutilation soit le fondement même, et comme l’essence. L’écho, avant l’extinction, de son agonie. »
     
      Le journal semble donc trouver à l’intérieur de lui-même sa propre motivation, qui le relance : accompagner la mère dans la mort et la perte de la parole, quitte à mutiler le fils. Mais il faudrait, si cela était possible, parler de la mère sans créer une œuvre. Toute l’entreprise, vouée à l’échec ?, consiste à l’accompagner en s’effaçant le plus possible, et surtout en n’accomplissant aucune œuvre littéraire. Par la barque qu’est ce journal, Borel mènerait sa mère par-delà l’Achéron, mais, nocher impassible, et contraire à Charon, il refuserait la récompense du livre, l’obole littéraire. Pour avoir quelque valeur, l’accompagnement doit être fait gratuitement, sans profit ni création :  gageure que Borel tente de tenir en retardant l’écriture du journal par un autre journal qui relate cette écriture impossible.
     
    *  Mais qu’est-ce donc qui s’est écrit alors, et que nous lisons ? Cette question, l’inquisiteur qui vit en Borel la posera très souvent, et cette curiosité même va apparaître comme un moyen faux, truqué, d’écrire le livre : c’est encore et toujours un truc d’écrivain. « Le désir de se traquer pour ainsi dire soi-même, la crainte d’être dupe ou de mauvaise foi entraînent souvent aussi au-delà de soi-même.[…] Ce mouvement-là, penses-y, il est en toi, tu l’y as surpris déjà et c’est de lui qu’il te faut, aussi, te défendre. » C’est le journal  qui s’écrit, soit, et il s’écrit parce qu’il n’est pas une œuvre. Mais de cela peut-on vraiment en être assuré ? Qu’est-ce qui prouve que ce monstre que Borel voit en lui – celui qui attend des événements tragiques pour en écrire un livre -, qu’est-ce qui prouve que ce monstre ne l’a pas bluffé en créant ce journal, qui, s’il n’est qu’un ersatz du livre qu’il n’écrira pas, est encore un livre, sera peut-être publié, participera à l’œuvre de Borel ? Et qu’est-ce qui prouve que Borel lui-même refuse cette idée ? Par la notion d’inconscient, tout est permis. Le monstre qui habite en lui l’effraie peut-être moins que la simple pensée de ne l’y plus voir : 
     
      « Allons, fais-le, cet autre aveu, cette autre preuve que tu mens, que tu ruses, que tu n’en auras jamais fini : le misérable amour-propre, ce n’en a pas été assez de Ligenère pour le liquider, qu’y faut-il donc, et ce journal-même, ça t’embêterait, dis-le, de n’avoir écrit là qu’un journal clinique, qu’un document. Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, tu y tiens, tu y tiens toujours,  à la littérature, tu le vois bien. A la vanité. »
     
      L’impasse est au bout du journal, et peut-être n’a t-on pas bien compris qu’aucune dialectique n’y pourra remédier. L’hésitation prolongée, due aux soupçons irrévocables, et que chaque contestation ne ferait qu’accentuer, a tué toute certitude, sauf celle qu’il n’y a pas d’écrits qui s’écartent délibérément de la littérature : tous les efforts poursuivis précédemment n’affaiblissent pas la littérature, mais lui servent. Borel comprend cela et s’en accuse encore : « Allons, même quand elle devient sa propre négation, et cela même, qu’est-ce que ça veut dire, peut-elle être jamais elle-même l’adieu, l’écriture, l’ensevelissement ? » Le questionnement tourne en vain, aboutit à l’aporie, au doute du doute même. Le questionnement qui s’écrit n’est plus questionnement, mais devient un livre. Finalement, Borel tente tout pour être pris en faute, et ce journal constitue page après page un flagrant délit. Il refusait d’écrire sur sa mère : « Comment tolérer, ce serait me servir d’elle encore, de son malheur, que l’image de ma mère aliénée puisse être mon intercesseur, ce guide aveugle et chancelant. », il l’écrivait donc dans ce journal, mais comprend, dans le journal encore, qu’il a le beau rôle, celui de l’écrivain qui se sert de son malheur et le sublime, celui qui fait croire au lecteur qu’il ne peut plus écrire, et qui l’écrit encore.
      Que lui faut-il donc faire pour s’abaisser réellement, si reconnaître ses torts, exagérer ses fautes, lui permet encore de s’en sortir, d’être sauvé ? Reste pour lui à s’abaisser encore plus, non en se questionnant sur une improbable ruse, celle d’écrire sans en avoir l’air, mais au contraire en avouant tout. Borel plaide coupable. Qu’il voulait en lui-même faire une œuvre ? Il en obtient la preuve aisément, en recopiant son journal :
     
     
    « Et maintenant, tu mens, tu mens encore. Tu mens en revenant sur ce journal, en le dactylographiant. Ce n’est pas une "oeuvre", c’est vrai ; pourtant tu n’en fais pas moins acte d’écrivain. Car si tu n’as en effet, pour certaines pages, qu’à recopier, ailleurs tu retranches, tu ajoutes, tu corriges. Certains passages, griffonnés, échevelés, il y a quelque chose en toi qui ne peut les accepter tels quels […] »
     
     
    « Dès que tu as pensé à dactylographier ce journal, pas moyen d’échapper, de te duper, c’est que tu pensais à le publier un jour. Et c’est vrai que nul n’écrit que pour soi, cela aussi tu le sais, même si tu as tenté parfois de te le cacher. Avoue qu’elle a bon dos, la contradiction de l’écriture. Tu t’es jugé toi-même. Rien à faire : tu es jugé. »
     
      Assurément, il n’y a pire procureur que Borel, plus que sévère envers lui-même. Etre de doutes, et dont la seule certitude réside dans l’idée qu’il se trompe peut-être, ce peut-être qui couvre un infini, englobe les deux côtés, celui de l’écrivain et celui du fils, il découvre en chaque soupçon, comme dans ces poupées russes, un autre soupçon, mieux caché. Et si cette peur d’utiliser sa mère, d’où naît le soupçon de fils indigne, d’où naît la volonté de faire un journal, d’où naît le soupçon de profiter habilement de Ligenère, d’où naît la seconde accusation de fils ingrat, et si tout cela, si tous ces soupçons n’étaient qu’égoïstes, liés, non à la mère, mais à l’image de soi ? Si même l’aveu des fautes était insincère ?
     
     
    « La contradiction, l’abus de confiance peut-être, ne peuvent être résolus que par la destruction de l’écriture ou si je suis, par et dans cette écriture elle-même, devenue comme la profonde incarnation de Ligenère, obéissant à son injonction, détruit moi-même. Un sens ? Mais dans l’abolition, alors, de tout sens.
      …Ou l’obsession de la perte est-elle, déguisée, inversée, celle du salut encore ? »
     
      Le fils récrivant le journal, pour se protéger d’une écriture peut-être trop brute, s’accuse encore. L’aveu de la ruse est un double atout : il permet de s’excuser, de montrer qu’on a vu, qu’on n’était pas dupe de soi, et donc humilie encore ; mais il permet également d’affirmer à chacun qu’on a récrit le journal, qu’on n’a pas restitué les pages originales, et l’on est ainsi doublement coupable : de la faute et de l’aveu.
      Si l’on continue dans la destruction de soi que s’impose Borel, pour, mieux que par le journal, rejoindre sa mère, il faut commenter la mort de son ultime illusion : sa vocation d’écrivain, car de cela aussi il parviendra à douter. L’idée est simple : Borel refuse de se servir de sa mère ; mais Hugo s’est servi de sa fille : il était un écrivain, lui. Donc Borel, qui s’indigne d’utiliser sa souffrance, ne peut pas se considérer comme un écrivain, ne croyant pas aux vertus apaisantes de l’écriture. Eloigné du rôle de fils, celui d’écrivain lui est également enlevé :
     
     
    « Ce qui, en tout cas, te manque, te manquera toujours, mais cela, tu l’as toujours su, non ? c’est la grande naïveté triomphante des "créateurs". Ils ne se traquent pas, ceux-là, ils ne se soupçonnent pas : avoue, allons,  un pas de plus, que tu les envies. »
     
      « Le bonheur, ni la plénitude, ne peuvent te venir de l’écriture. Ou c’est peut-être que tu n’étais pas fait, pas vraiment, pour être un écrivain, pas plus que tu n’étais ce poète pour lequel si longtemps tu t’es tenu, sans autre preuve, sans autre signe que ton enfantine croyance. »
     
      L’écriture du journal s’opère donc sur un mode dubitatif, comme ce fut le cas pour La Règle du Jeu. Ici rien n’est assuré, il n’y a plus de fondations, et même l’écriture s’effrite. Il s’agit, pour Borel comme pour Leiris, non de chercher une quelconque preuve de leur vocation, mais bien de montrer que leur œuvre n’est bâtie sur rien, et que donc, elle ne vaut guère. L’abaissement de Borel est entier et violent, mais bien plus qu’on ne le croit, car il nuit aussi gravement à la mère qu’au fils : pour que le journal puisse accompagner la patiente de Ligenère, il fallait que son fils soit un écrivain, afin qu’il délaisse ses pouvoirs et se rabaisse volontairement. Mais si Borel n’est pas même un écrivain, si l’écriture ne lui a jamais appartenu, comment pourrait-il donc la sacrifier à sa mère ? L’immolation ne lui coûte rien, n’est qu’un leurre, un dernier truc d’imposteur. La question de la vocation, et sa réponse négative, servent à enfoncer doublement Borel. Ecrivain, il ne songerait qu’à se servir de sa mère ; non-écrivain, il n’a plus rien à lui offrir. Quoiqu’il choisisse, et voilà pourquoi il ne peut choisir, il ne possède plus rien. Par Ligenère, Borel est dépossédé à la fois de sa mère et de l’écriture, l’une s’opposant à l’autre : « En même temps, comment ne la maudirais-je pas, l’écriture ? Par elle, cette fois, à demi arraché à ma mère, par ma mère arraché à l’écriture, et comme écartelé entre deux angoisses, entre deux remords. »
     
    *  Que reste-il à Borel ? L’écriture du journal, loin d’apaiser l’écrivain, loin de lui permettre de rejoindre sa mère, l’éloigne d’elle et de lui. Seule demeure l’angoisse, indéfinissable et diffuse,  qu’il faut encore avouer par l’écriture, qui ne peut être rejointe que par l’écriture. « Tout ce temps où l’angoisse (paresse, marasme) n’était qu’un alibi pour t’éviter, précisément, ce corps à corps, ce  face à face avec l’angoisse : il ne peut avoir lieu que là, dans l’écriture, à même l’écriture. Tu connais ses ruses, désormais : tu n’auras plus d’ " excuses". » L’angoisse hors de l’écriture est une fausse angoisse, une angoisse qui masque l’autre. Heureux ceux qui se laissent prendre à l’illusion. Quant aux autres, ils se doivent d’entrer dans l’écriture pour n’en jamais ressortir qu’amoindris, qu’affaiblis d’avoir vu l’angoisse au plus près de leur visage. On comprendra mieux cette idée à travers un article de Maurice Blanchot, « De l’angoisse au langage ». Tout écrivain est terrifié par quelque chose qu’il ignore, mais cette ignorance lui est féconde, et il se doit de l’exprimer, afin de se retrouver devant cette chose inconnue. Cela lui coûte plus qu’on ne l’imagine : 
     
     
    « Ce phénomène est singulier. L’écrivain est appelé par son angoisse à un réel sacrifice de lui-même. Il faut qu’il dépense, qu’il consume les forces qui le font écrivain. […] Il est nécessaire qu’il soit détruit par un acte qui le mette réellement en jeu. L’exercice de son pouvoir le force à immoler ce pouvoir. L’œuvre  qu’il fait signifie qu’il n’y a pas d’œuvre faite. »
     
      On imagine bien comme le texte de Blanchot, dont nous ne citons qu’un extrait, pourrait commenter, et mieux que nous ne le faisons, l’écriture de Borel et l’invincibilité de son angoisse. D’ailleurs, ce sont les autres et leurs actes qui font peur ; mais l’angoisse, nul ne la produit. On n’angoisse pas quelqu’un, et c’est plutôt l’angoisse qui angoisse, qui naît d’elle seule, tant qu’on peut dire que si un jour l’écrivain la ressent, c’est que toute sa vie il fut angoissé sans le savoir. L’écriture ne pallie pas ce mal, ne le pâlit guère, mais pourrait-on presque dire, l’encourage et le nourrit  : 
     
     
    « Un instant, c’est bien de l’angoisse que tu te croyais délivré : tu ne l’étais pas ; c’est un pas de plus vers elle au contraire que tu venais de faire et , cette apparente exultation, c’était en réalité ce rapprochement, ces obscures noces qu’elle traduisait. Tu ne te délivrais pas, toi, de l’angoisse, et l’écriture n’est pas, ne peut pas être le lieu à la fois de l’angoisse et sa délivrance. Elle n’est pas un remède : ce serait trop simple, trop commode. »
     
      L’angoisse qu’on ne peut définir, et qui est le dernier châtiment de Borel, celui qu’il doit subir pour expier une faute secrète, celle d’avoir peut-être aimé l’écriture plus que tout, ne pourra jamais être apaisée. Le livre s’est écrit, mais a touché moins gravement la mère que son fils, coupable d’avoir écrit, et peut-être même d’avoir écrit vainement, alors qu’il n’était pas écrivain. Borel à ses propres assises ne peut que plaider coupable, sans toutefois avoir possédé, lui qui eut sa vie et ses souffrances, la mort de sa mère, qui est l’indicible et le tragique, le but du livre ainsi que la cause de son inaccomplissement. Ce décès ne peut pas, de toute façon, conclure le livre, qui se terminerait alors sur la pire note, et trop littérairement. Le journal, qui n’est pas une œuvre, ou ne se veut pas ainsi, sera donc fini avant que sa douloureuse muse n’en décide. La mort ne sera pas traduite, le combat n’aura pas lieu. Le fils s’y refuse, comme dans ce tableau de Munch, La Mère morte, où l’enfant au premier plan se bouche les oreilles et nous regarde fixement afin que nous taisions ce lit, derrière elle, où la mère agonise. Le livre n’atteint pas sa cible mouvante, mais il a parcouru le chemin qui l’en séparait – plus de douze ans-, et La Dépossession s’achève sans rejoindre ce point qu’elle ne cessait de désigner :  «Mettre fin, devancer la hache : un inachevé, et qui se défait. Mettre fin, oui. Et si les zigzags continuent, les giclures d’encre, là aussi, je me suis jugé. »
     Jugé. Le terme revient souvent à la plume de Borel : « Curieux, ce besoin de se donner des juges. Ce besoin en nous d’être jugés. Ecrit-on, publie-t-on pour autre chose ? » La punition, la peine incoercible et sévère, c’est l’angoisse, qui n’a pas de nom, qui ne peut pas être dépassée, que rien ne justifie et qui par cela même est le pire des maux. Le livre pourtant s’est écrit, il faut le remarquer. Nous en sommes les coupables lecteurs. Charon a eu son obole. A part cela, tout demeure, l’angoisse comme la honte. Ses peurs, ses doutes, l’écrivain les emportera encore avec lui, dans la vie et dans l’écriture, puisqu’il n’y a rien à faire qui ne risque d’être mal interprété par la suite, puisqu’il n’y a rien à faire qu’à écrire, inconsolable, inconsolé ; à écrire dans cette forme nouvelle, trop lucide et fluctuante, jamais sereine, dans cette nouvelle forme qui se donne à l’écrivain, sans rien vraiment lui apporter, puisque « C’est toujours au même point, indéchiffrable, qu’elles ramènent, la douleur, l’écriture, que tout ramène. »

    © Laurent Nunez