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Présentation générale

Présentation du recueil L'effraie

Autre lecture : L'ignorant

Lecture du sonnet "Sois tranquille..."

Remarques sur la lumière et l'obscurité


Liens  vers d'autres pages consacrées à Philippe Jaccottet

Présentation du livre de J.C.Mathieu : Philippe Jaccottet, l'évidence du simple et l'éclat de l'obscur.

Entretien de P. Jaccottet avec Mathilde Vischer

Les "beaux chemins" de P. Jaccottet, par Hans Freibach

Mémoire de Mathilde Vischer: "Philippe Jaccottet traducteur et poète, une esthétique de l'effacement"

Traduire Jaccottet, par Fabio Pusterla

P. Jaccottet, une critique de l'image poétique, par Pierre Campion.

Un film de Jérôme Prieur sur P. Jaccottet

La poétique de l'espace dans l'oeuvre de P. Jaccottet, par Damien Berdot

Colloque "La mémoire et la faille" (Montpellier)

Entretien avec P. Jaccottet à propos de G. Roud

Entretien avec PA Stauffer et A.Duplan (24 décembre 1997)

 


 

Bibliographie critique sur l'oeuvre de P. Jaccottet

Patience de P. Jaccottet : extrait d'un essai sur le poète tardif.

Les Journées de P. Jaccottet : brève note critique sur Autres journées (1987)


"Habiter" : présentation de la génération de poètes à laquelle appartient Philippe Jaccottet


 

 

 

 

 

Lecture d'un poème de Philippe Jaccottet

L'effraie

 

La nuit est une grande cité endormie

où le vent souffle... Il est venu de loin jusqu'à

l'asile de ce lit. C'est la minuit de juin.

Tu dors, on m'a mené sur ces bords infinis,

le vent secoue le noisetier. Vient cet appel

qui se rapproche et se retire, on jurerait

une lueur fuyant à travers bois, ou bien

les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers.

(Cet appel dans la nuit d'été, combien de choses

j'en pourrais dire, et de tes yeux...) Mais ce n'est que

l'oiseau nommé l’effraie qui nous appelle au fond

de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur

est celle de la pourriture au petit jour,

déjà sous notre peau si chaude perce l’os,

tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.

(L'Effraie, éd. Gallimard, 1953)

 

 

o     Introduction

Ce poème donne le titre et le ton du livre. Par sa thématique, son atmosphère sombre, aussi bien que par sa valeur musicale. Texte très travaillé.

Texte qui joue sur hésitation, incertitude (angoissante) des perceptions qui tend vers le fantastique. Cette hésitation est traduite au plan syntaxique par une distorsion très marquée entre mètre et syntaxe : Sur les 8 phrases qui le composent, 3 seulement voient leur fin coïncider avec celle d’un vers. Les enjambements sont multiples. Pas moins de 9 enjambements sur 15 vers.

Ces vers sont des alexandrins, mais dont la perception rythmique est contrariée aussi bien par des effacements de la césure médiane (au 1er et 13e vers) que par la multiplication des enjambements (ou intrusion de suspension, parenthèse) ou par un jeu subtil et libre sur les e.muets (exemple le plus frappant au dernier vers qui, « compté » strictement aurait 13 syllabes). Il y a pourtant peu de vers asymétriques (du type 5/7 ou 7/5) et plutôt une dominante du ternaire (4/8 au vers 2, 8/4 au vers 9, 4/4/4/ au v.6 et 15…) : c’est dire une absorption de type « romantique » de la césure dans un trimètre.

Importance du phrasé. PJ parle de « poème discours ». Voir la note de mars 60, p. 46-47 de La Semaison).

o     Composition

Huit phrases emportées dans un mouvement lyrique amplificatoire

-         1 = 1,5v

-         2 = 1,5 v

-         3 = 0,5 v

-         4 = 1,75v

-         5 = 3,25 v

-         6 = 1,75 v (parenthèse)

-         7 = 2 v (sur 3l)

-         8 = 3,5 v

 

Le texte se laisse assez aisément découper en trois moments à peu près symétriques quant au nombre de vers :

Les cinq premiers vers posent le cadre nocturne, inquiétant, car tempétueux (vent réel ? irréel ?) et le débordement fantastique de l’extérieur vers l’intérieur. Une espèce d’heure fatale : le milieu de la nuit marqué par une profonde solitude du je qui veille au côté de sa compagne endormie. Ce premier temps est heurté. Syntagmes courts. La moitié des phrases du poème.

Les cinq vers suivants (5 à 10, depuis « Vient cet appel »… jusqu’à « de tes yeux » font entendre un appel mal identifiable, objet de doute, de spéculation (« on jurerait », « ou bien », « dit-on ») qui pourrait être aussi bien le bruit du vent dans les feuillages d’un noisetier proche.

Les cinq derniers vers proposent une explication (qui n’est peut-être que symbolique, figurale) suivie immédiatement de l’angoisse de la mort qu’elle suscite : il s’agit de l’effraie / de l’effroi. C’est en vérité la mort qui appelle dans la nuit.

 

On assiste à une montée de l’angoisse, signifiée notamment par un terme violent « pourriture », par l’image de l’os perçant la peau, mais contenue aussi bien puisque allégorisée.

Lecture du premier moment

Son unité est livrée par les premiers mots « La nuit ». Quatre éléments se réunissent de façon inquiétante : la nuit, la cité, le vent, le lit : les frontières entre le dehors inquiétant et le dedans rassurant sont effacées.

Au plan phonétique, c’est la reprise en assonance du son i qui est ici prépondérante et qui joue un rôle structurant (trois fois dans le premier vers, quatre fois dans le 3ème, deux fois dans le 4e et le 5e…) à laquelle s’ajoutent les phonèmes où ce i est présent nasalisé [ē] (loin, juin, infini) :

 

La nuit est une grande cité endormie

où le vent souffle... Il est venu de loin jusqu'à

l'asile de ce lit. C'est la minuit de juin.

Tu dors, on m'a mené sur ces bords infinis,

le vent secoue le noisetier. Vient cet appel

 

On observera qu’en ce poème non rimé les reprises homophoniques nombreuses (assonances, répétitions) suppléent à cette absence et tissent des relations si serrées  que l’on semble assister au plan phonétique à la résorption de la nuit (le i) et du vent (le v +la nasale) en la venue et l’appel du cri de l’effraie ® (vent + nuit = vient)

 

La nuit est une grande cité endormie

le vent souffle... Il est venu de loin jusqu'à

l'asile de ce lit. C'est la minuit de juin.

Tu dors, on m'a mené sur ces bords infinis,

le vent secoue le noisetier. Vient cet appel

 

Ce travail poétique est de modulation ; il assure la tenue musicale des vers, cependant qu’au plan syntaxique l’unité est contrariée par les enjambements.

· La dramatisation est sensible dans l’adresse vide « Tu dors » aussi bien que dans le recours à une langue classique « bords » (On songe à Racine « Ariane ma soeur… Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » et à Pascal « le silence éternel… ») ou encore dans l’emploi de l’indéfini « on » comme si le sujet était en exil dans une espèce de non-lieu hostile…

L’image du vent secouant le noisetier reprend en mineur cette figure d’un sujet fragile menacé et malmené par le vent nocturne.

 

Lecture du deuxième mouvement

Moment de la spéculation, de l’interprétation, qui est aussi bien celui d’une propagation du climat ou du motif (vent+nuit) dans l’imaginaire.

Trois interprétations s’enchaînent :

-         un appel mobile, changeant

-         une lueur en fuite

-         un tournoiement d’ombres aux enfers.

De l’un à l’autre de ces motifs, c’est l’inquiétude qui s’aggrave, la mort qui se précise. Le style même du passage est plus heurté, plus décousu. La menace est sensible jusque dans les recoins ou les plis du vocabulaire (noient dans tournoient)

Le « on » gagne du terrain (on comprend mieux le vers 4 en lisant ceux-ci) et avec lui le sombre et l’inconnu. Multiplication de nasales :

 

……………………….Vient cet appel

qui se rapproche et se retire, on jurerait

une lueur fuyant à travers bois, ou bien

les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers.

(Cet appel dans la nuit d'été, combien de choses

j'en pourrais dire, et de tes yeux...)

 

· Evoque un « pouvoir dire » auquel il ne cède ou ne consent pas. Ce qui accroît le sentiment d’indétermination et maintient dans l’hypothétique aussi bien que dans une retenue écartant tout pathos.

Les yeux dont il est question sont des yeux clos où la figure d’une morte pourrait venir se superposer à celle d’une endormie : il y a là comme un appel écarté, un congé donné au discours.

 

Lecture du troisième mouvement

Il livre le mot-clef : l’effraie qui se voit comme démenti lorsqu’il apparaît (l’explication ou la clef fournie s’avère insuffisante : il ne s’agit pas d’un simple effroi nocturne) – à tout le moins lesté d’un sens autrement fort…

En même temps qu’est livrée une apparence d’explication, c’est l’angoisse de la mort qui se trouve exprimée dans un curieux mélange de calme et de dureté.

 

Ici, le mot effraie est encadré par une série de sifflantes qui propagent en écho sa menace. En contrepoint, une allitération en r vient marquer les vers de sa rudesse

Le texte s’achève sur la vision du cadavre. Blancheur de la peau et blancheur du petit jour. On revient à la cité du début avec l’effondrement des étoiles

 

Dureté de ce texte nocturne où d’une voix sans pathos, presque calme se formule la hantise de la pourriture. La musicalité contrebalance le motif ténébreux.