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Il se verrait plutôt, ce poète, dans une cave que sur les tours; sans ornements royaux, mais vêtu comme n’importe quel autre homme soucieux; chaque année plus oublié, plus enseveli par l’obscurité grandissante; ne parvenant qu’à grand peine à préserver la flamme d’une bougie de quelque tempête soufflant jusque dans son souterrain avec rage et sans relâche. Certes, ce n’est plus le Soleil qu’il fut peut-être au commencement; ni un Fils du Soleil; ni même un Porte-flambeau ou un Phare; tout juste une espèce de vieux Chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière d’une bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme; et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, s’il tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir et se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait d’un air d’intelligence et, la page dans la main comme un débris d’un nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui l’attend pour l’engloutir ou le changer.

Philippe Jaccottet, Une transaction secrète (Ed. Gallimard)


L’encrier, cristal comme une conscience, avec sa goutte, au fond, de ténèbre relative à ce que quelque chose soit : puis, écarte la lampe

Stéphane Mallarmé


Il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ?
Charles Baudelaire


Je m’essaie à faire une ligne droite avec une ou plusieurs lignes brisées
Jules Supervielle


    Le poète perplexe

    Essai critique de Jean-Michel Maulpoix

    paru aux Editions José Corti, en février 2001


    PRÉFACE

            Il faut en rabattre.
            Stéphane Mallarmé

Poète : encore un mot douteux. Objet d’une vague entente et d’un puissant soupçon. Un mot usé jusqu’à la corde, « de plus en plus difficile à prononcer » , porteur de mythologies désuètes. Un mot renvoyé volontiers au temps des lyres et des muses, des troubadours et de la fin’amor, des caboulots et des redingotes… Un vieux mot qui donne à rêver cet âge innocent « où le poète, allongé dans l’herbe verte, la tête contre un arbre, entonnait ses loisirs sur un fifre de quatre sous » . Un temps où il semblait parfois suffire de se frapper un peu le cœur pour faire chanter la langue. Un temps de poésie plénière, inspirée, messianique et prophétisante, enrichie de figures choisies, de bons sentiments et de belles images…

Confusément, poète porte cet encombrant héritage… Pourtant, depuis le milieu du XIXe siècle — qui fut l’heure d’un couchant splendide — les poètes ont eux-mêmes engagé la plus sévère des autocritiques. Ils ont appris à en rabattre, en détruisant charmes et vieilleries. L’inspiré de naguère est devenu un critique, à l’affût des leurres, moins pressé de s’enfuir vers des ailleurs plus beaux que désireux de prendre une mesure plus exacte de ce que peut la langue. Voici déjà longtemps que le poète a perdu son aura et son autorité…

À quel prix et pourquoi préserver le chant, lorsque la voix humaine rend un son de « cloche fêlée » (Baudelaire), semble tout près de se taire (Verlaine), fait entendre son dernier « couac » (Rimbaud), ou s’étrangle d’un spasme (Mallarmé) ? Comment se rapporter encore à l’Idéal, quand celui-ci n’est plus l’horizon vers lequel on court, mais un « instinct de ciel » désaffecté, lorsque s’estompent les arrière-mondes, cédant la place au creusement de « l’espace du dedans » (Michaux) ? Mais de quoi parlons-nous, lorsque nous écrivons ? Écrire, que veut ce geste ? Ce sont là quelques-unes des questions qui mettent, de l’intérieur, la poésie moderne en examen.

Depuis le milieu du XIXe siècle, la poésie française est ainsi entrée en involution : elle remonte vers sa source et vérifie le « vide porteur » dont elle procède. Elle sait à présent qu’il lui appartient en propre de s’établir (ou se suspendre) sur une absence de fondement.

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Le reflux d’une mythologie est la chance de sa critique. Exténué et révolté, le poète tardif se montre « tel qu’en lui-même enfin ». Ni enchanteur, ni pourrissant, mais portant l’effort du langage à son plus haut degré d’intensité.

L’objet de ce volume est donc de rassembler quelques traits d’un portrait. Étudier le poète tel que lui-même il se figure. En rôdeur, en flâneur, en danseur de cordes (funambule, pendu, sonneur de cloches), en arpenteur, en « passant robuste », ou en araignée tissant patiemment sa toile dans les angles morts du temps… Observer ses rythmes, ses mouvements de plume et ses tours de langue. Examiner le corps obscur de son imaginaire et de son écriture.

Est-il besoin de préciser que le poète n’est pas seulement celui qui écrit des poèmes ? C’est une figure, aux traits plus ou moins stables et convergents, dont le statut varie. Il est ce nom qui signe l’œuvre, et que l’œuvre construit, plutôt que l’homme qui tout simplement la fabrique. Interroger sa fonction implique d’observer ses fictions. C’est là aussi bien une manière de poser autrement la question : « Qu’est-ce que la poésie ? ». C’est s’inquiéter d’un vouloir et d’un pouvoir : une définition du poème est en jeu dans la représentation de celui qui l’écrit.

Ces portraits du poète moderne sont donc portraits de la poésie, à l’âge de sa perplexité. Tardive et réflexive. Lorsque le qui suis-je du poète interroge le pourquoi du poème. Lorsqu’il s’agit moins de célébrer que de garder le contact avec la question que tout recouvre et tout oublie. Perplexe, tel est celui que ni le sentiment ni l’inspiration ne suffisent à conduire, celui qui ne laisse plus la plume suivre à son gré des rampes fiévreuses, celui qui ne verse pas « de furie tout ce qui lui vient en la bouche » (Montaigne) , celui qui se penche sur la langue avec un « soin particulier » (Quignard), qui suggère bien plus qu’il n’exprime, voire qui obscurcit et laisse deviner, « réserve » la traduction, va toujours cherchant, ne prétend pas savoir, s’inquiète, s’obstine, observe ses semblables, ne détourne les yeux de rien, attend, patiente, ouvre et referme nombre de livres, boite entre la chambre et la rue, insiste et ne se résigne pas…

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Si l’on en croit Joe Bousquet, « écrire un livre, c’est faire assister le lecteur à toutes les vicissitudes d’une situation que l’on tire au clair. ». Perplexe, tel est aussi ce détective, que l’on nomme parfois « privé » , qui tente de reconstituer une identité ou une mémoire perdue, en réunissant de maigres indices. Si l’ombre d’Edgar Poe plane avec tant d’insistance sur la poésie moderne, depuis que Baudelaire a traduit ses Histoires extraordinaires, c’est la perplexité de l’enquêteur qu’elle y a apportée avec elle, aussi bien qu’un « délire de lucidité ».

Un délire de culpabilité également, puisque le poète est toujours accusé des mêmes crimes contre l’esprit, la morale et la langue : trop en faire, trop en dire, trop en rajouter, exagérer, perdre la mesure, parler de ce qu’il ne connaît pas, embellir, idéaliser et fausser la réalité des choses…
Or voici que le criminel, le juge et le commissaire, à présent, ne font qu’un, ou que le poète se connaît à ce point coupable qu’il s’inflige à lui-même la plus étroite des surveillances et la plus radicale des inculpations, n’ayant parfois pas de mots assez durs pour son propre travail et pour « l’inéluctable poussée lyrique » (Mallarmé) dont il procède. Tout son effort se retourne alors contre « le poétique ». Et l’on sait que certains ne s’accrochent aujourd’hui à cette identité qu’à proportion des outrages qu’il font subir à la poésie.

Il arrive parfois qu’on lise, sous la plume de poètes contemporains, des diatribes aussi virulentes que celles naguère lancées contre « l’esprit poétique » (expression douteuse, il est vrai…) par les pères de l’Ecole naturaliste, tel Edmond Duranty :

Les lapins, race rongeuse, se multiplient avec une rapidité incroyable ; les poètes se multiplient encore plus vite, et pourtant ce sont des ennemis publics, une autre race de rongeurs très envahissante qui attaque sans cesse le sentiment du juste et du vrai, pour mettre à sa place l’amour de l’ampoulé, du maniéré et du niais.

Que les poètes eux-mêmes — dans une logique, il est vrai, à présent tout autre, qui n’entend pas défendre « le sentiment du juste et du vrai », mais traverser l’ignorance et accuser l’innommable et l’impensable du réel — poussent à leur tour l’autocritique de la poésie à son paroxysme, ce fait mérite qu’on s’y attarde…

Perplexe, tel est donc aussi l’auteur de ces pages qui voudrait bien savoir à quoi s’en tenir, moins théoricien que lecteur, cherchant dans les livres des autres la raison d’être de son encre; moins poète que critique , poursuivant le pourquoi et le comment du travail d’écrire en ricochant d’une question l’autre, inquiet de motifs, de rapports et de liens.

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Perplexus, en latin, signifie « enlacé, enchevêtré, confondu », puis, au figuré, « embrouillé, embarrassé, obscur ». Il m’importe que ce qualificatif résiste à la « manie totalitaire d’alignement » et qu’il maintienne la poésie dans l’enchevêtrement de ses propres contradictions, parmi les bosses, les pointes et les tourbillons, au lieu de lui ouvrir quelque issue artificielle qui prétendrait l’affranchir de la complexité… Perplexe, le poète moderne ne l’est pas seulement pour être devenu critique, mais parce qu’il travaille la langue empêtré dans sa toile, aussi désireux d’en découvrir la trame que d’en surveiller les nœuds et de n’en pas perdre le fil.

        Jean-Michel Maulpoix, Montainville, le 18 août 2001.

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