Portrait d'Henri Michaux, barré par lui-même, sur la couverture de "Qui je fus".


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Nul/et ras.../et risible...

Lecture de "Clown" d'Henri Michaux

 

par Camilla GJORVEN & Pierre GROUIX


à J., M., R. et K. Gjorven

Portrait nu de l'homme, / exposé à tout venant, / silhouette élastique / L'acteur, / forain, / exhibitionniste éhonté, / simulateur faisant démonstration de larmes, / du rire/ (...)/ renonçant à la dignité et au prestige, / attirant le mépris des railleurs, / aussi près des poubelles que de l'éternité, / rejeté par ce qui est normal / et normatif dans une société(...) / Acteur forain, / éternel errant / sans feu ni lieu, / cherchant en vain le port / avec dans ses bagages, / tous ses biens / ses espérances, ses illusions perdues, / ce qui en fait la richesse / et la charge, / une fiction .

Tadeusz Kantor, L'acteur.


 

Des textes de Michaux, Clown est l'un des plus souvent repris dans les manuels scolaires et les florilèges. Sa présence dans l'auto-anthologie des pages choisies de L'Espace du dedans pointe son importance . Qu'il se double d'un pendant pictural -une gouache contemporaine de son écriture (1939)- le désigne tout autant à l'attention. Il s'agit d'un texte central. A ce titre, il ne faut pas craindre d'y revenir, d'en creuser le sens, d'en dévoiler les richesses.

Sa logique est nette, linéaire, dynamique : le moi s'en va pour se trouver. Le clown propose sa déclaration d'intention. Au terme d'une série de destructions, il pense advenir à lui-même en rejoignant son essence. Clown est ainsi un texte sur l'identité, voire sur l'absence d'identité (sans identité), sur l'essence de l'identité qu'est l'authenticité. Dans la mesure où le visage est foyer de l'identité, Clown est directement un texte sur le visage.

Présente très tôt dans l'oeuvre de Michaux par le biais du témoin moderne essentiel qu'est Charlot -l'homme accéléré-; univoquement connotée, toujours positive, la figure du clown est un modèle à atteindre. Opposée notamment à celle de l'écrivain, elle dit la vie vivante, l'instantané, le mouvement, l'action plus que le verbe. Liée au domaine de l'enfance, elle est aussi universelle et susceptible de nous parler.

Le clown est appréhendé par ce qu'il ne possède pas, par ses manques plus que par ses attributs . Il n'est pas intégré à un imaginaire forain. On trouve peu de références au chapiteau de la piste aux étoiles dans le texte Ce clown est sans cirque, il est principalement une créature de l'intérieur, de l'intimité de l'être. Il n'incarne pas une figure tragique -l'Auguste-, il n'est pas non plus investi des pouvoirs de voyance des bouffons shakespeariens. S'il fallait le rapprocher d'emplois de l'art clownesque, ce serait de ceux du Paillasse ou du Gugusse, les derniers dans la hiérarchie des clowns.

L'un des biais par lequel Michaux l'aborde est en effet l'angle social. Conformément au sens premier du terme -rustre, ruffian-, le clown appartient au plus bas degré de l'organisation des hommes. C'est de l'échelle sociale qu'il dégringole, jusqu'à se faire paria barbare, in-digne. C'est dire ce que cette figure peut avoir de peu attirant à première vue. Le texte naît de l'inversion de cette perspective. Vu sous un autre regard, par un renversement grotesque, carnavalesque dont il est coutumier, le clown n'est plus le dernier d'un ordre, mais le premier, le seul, d'un nouvel ordre, d'un ordre à part qu'il résume. L'alliance réitérée du je et du futur, tiroir-verbal majoritaire, dit un moi en construction. Au commencement sera l'action. Les actes renvoient à un je ferai / je déferai primordial, qui vaut comme devise morale, pacte à usage interne, dénonciation des contrats préexistants. Ce clown est encore à naître, en chantier, hypothétique; et, à l'image du texte, suspendu au peut-être initial . Clown ou Qui je serai..

Le singulier du titre dit la donnée de base d'un isolement qui n'est pas pour autant abandon ou déréliction. Evitable, il est volontaire, souhaité; bientôt revendiqué. La solitude n'est pas pensée par rapport aux autres et à l'ordre socio-moral qu'ils définiraient, mais en soi et pour soi A supposer qu'elle puisse être transcendée dans le cadre d'une alliance à autrui, d'une rencontre difficile à fonder dans une poésie ou, au tennis des synonymes, altérité rime souvent avec aliénation, elle est ordre nécessaire pour le je ou le moi dont il s'agit. Dans un texte qui reprend l'image du départ maritime, motif classique -Le Lorrain- ) ou romantique -Rimbaud-, il ne s'agit pas d'un embarquement pour Cythère. Ce clown est sans écuyère. Le paradis à deux n'est pas l'un des idéaux de Michaux.

D'où une métaphysique implicite du rapport aux autres. La brutalité régit le rapport avec eux. Brutalité d'eux à mon égard dans cette litote : Plume ne peut pas dire qu'on ait excessivement d'égards pour lui en voyage . Celle, dans l'univers forain, de l'Auguste et du Clown blanc. Dans Les Commencements, l'image du clown est liée aux coups : Dès la naissance, à la merci des grands qui le pourvoient de tout, mal défendu, il est proche des clowns. Le clown : celui qui reçoit des coups, n'arrive pas à les rendre, voudrait bien, en reçoit davantage, dépourvu de dureté dans un monde dur . Autre brutalité, plus rare, celle exercée par le moi sur les autres : Le Bourreau. Ou encore brutalité des autres à l'intérieur de moi, mon corps devenant le champ d'une bataille rabelaisienne : Pollagoras . Le moi n'attend aucun secours des autres. Les semblables sont nommés pour être congédiés, convoqués pour être révoqués. Ils ne sont pas toujours-déjà-là, comme un cadre a priori de la sensibilité, ils sont autant d'obstacles, d'empêcheurs de vivre. . La connaissance du soi, la liberté ne supposent pas un détour par les autres. En un sens, elles l'interdisent.

Positivée, la solitude est la condition d'une intimité spirituelle avec soi. Le moi s'y enrichit, s'y fortifie plus qu'il ne s'y engloutit ou ne s'y affaiblit. Il a plus à y gagner qu'à y perdre. Elle est par ailleurs indice d'héroïsme : les vrais héros sont seuls. Manu militari, rostris et unguibus, un moi en suspens doit par ses propres moyens, advenir à lui-même. Tout viendra de lui, et de la force, de la détermination sauvage, de la rage-courage avec lesquelles il lui sera possible, ayant défini son cap, de s'y tenir. L'engendrement michaldien est autogénétique. Il illustre une obsession de la naissance, nette dans le poème du même nom et plus largement une passion du commencement ., du germinatif. La violence est positive, mise au service d'une force de libération essentielle. Rage et élan y sont indissociables : Je frappe, je frappe, j'éventre, j'ai des satisfactions surhumaines, je dépasse sans effort la rage et l'élan des grands carnivores et des oiseaux de proie .

L'opération, au triple sens arithmétique (soustraction), stratégique (action de commando) et chirurgical (intervention,) est celle de l'opération arrachement . Elle n'est pas négative en soi. Bien plus que par une destruction gratuite, le lyrisme est porté par un enthousiasme, une soif de se sonder dans la justesse. Le moi veut parvenir à son vrai visage, au visage du clown, présenté comme but à atteindre, moment incontournable d'une connaissance de soi synonyme de liberté .

Le clown -ou ce je qui dit je et voudrait être clown- ne peut compter que sur une auto-persuasion, une fortitude propre pour parvenir à ses fins. Il n'existe plus par les regards, se passe de public, sauf de celui, inévitable pour lui, que nous constituons en tant que lecteurs.

Si l'apparence physique est le lieu d'une adéquation à autrui, même lointaine, la ressemblance intérieure de soi aux autres est impossible et barre, obère toute similitude entre les consciences. Mis entre parenthèses, problématisé par répétition ironique, le terme de semblables perd tout son sens dans l'intériorité. Il s'agit d'abord de se ressembler, de coïncider avec soi. Nécessaire dans la mesure où il fonde la liberté (Clown est d'abord un chant de libération , un gospel), le procès d'identité suppose un labeur sur soi, sans filet, sans bourse, dont le moi, en se sculptant de l'intérieur, en allant au charbon, en mettant la main à la pâte, est autant l'artisan que le cadre.

L'abandon est l'un des critères de la sérénité qu'il s'agit d'atteindre, et la sérénité un équivalent assez exact de la liberté. Mais il ne saurait advenir qu'ultérieurement. A ce stade, il reviendrait au consentement d'un laisser-être et serait l'une des formes de la lâcheté, une illustration des vélléités de la belle âme, un signe de l'acceptation aveugle de ces hantises siamoises : enchaînement, enlisement, engloutissement. L'abandon naîtra ensuite, au terme -mais rien n'est sûr- d'un long travail (tripalium et obsétrique). Pour une bonne part, il sera le signe que l'objectif atteint a été rejoint. Dans la bataille dont il s'agit, dans le sport de combat qu'est la poésie, il sera conquis de haute lutte ou ne sera pas.

La totalité du parcours poétique est inséparable d'une topique . Se trouver, c'est d'un même élan rejoindre son espace. Le premier temps de cette auto-manumission est une libération du joug des obstacles qui séparent le moi de lui-même et de l'espace où il entend vivre. Peu d'univers poétiques sont aussi peu marqués par une absence de violence naturelle et gratuite, recherchent moins l'affrontement pour lui-même. La violence michaldienne est de désaliénation. Elle entend se dépêtrer des entraves qui la séparent d'une liberté vis-à-vis de laquelle elle prend l'épaisseur de son sens. Dans cette guerre d'indépendance, de sécession, la violence est autant violence pour que violence contre. Elle est de défense autant que d'attaque, seconde plus que première, elle se passerait d'exister.

Trop peu viril, le clown n'est pas d'ordinaire associé à l'univers martial. L'aire du cirque, la piste figurent au contraire un hors-temps, celui d'un divertissement sans retentissement dans l'ordre des causes et des effets . Tout y est pour rire. La gestuelle du clown, à laquelle il se réduit jusqu'à se confondre, mime, parodie ces gestes graves auxquels il ne saurait prétendre sans se dénaturer à nos yeux. Mais elle s'inverse ici. Antithèse du miles gloriosus, le clown est un guerrier. Ses actes portent à conséquence. Il sont, dit Lawrence Durrell, sculptured in the reality, dans le vrai , . Le propos du clown est moins le divertissement des autres, le geste gratuit, que l'atteinte de soi par soi par le biais d'un acte. Le clown n'est plus l'homme de l'extériorité, il est un héros, peut-être le héros originaire de l'intériorité. Autant Plume est passivement porté par les événements, autant le clown agit. Ses travaux d'Hercule seront des travaux de lucidité. Il ne se perd pas en effets; il se recense, se parcourt, apprend à se connaître. Si Michaux lie souvent le clown au terme de métier . ("Le disque vert" : maçon, policeman, il est de tous les métiers; "Qui je fus" : enfin il n'est pas à un métier près. ), ce clown fonctionne à contre-emploi. Dans la largesse noble de sa générosité, son but est en décalage avec la gratuité prêtée au clown. Il s'agit du projet le plus sérieux qui soit : advenir à soi, être soi. Le burlesque est le vecteur privilégié de cette auto-découverte, il n'est pas, ne peut pas être une fin en soi, un bien revendiqué. Il ne s'agit pas de faire rire, il faut être soi, être soi en riant de soi. Le rire est un moyen. D'où une contradiction apparente, mais aussi une complémentarité entre le moyen choisi et l'objectif si sérieux assigné.

Rejoindre son propos suppose un exercice historique infini et pénible, jamais démenti, et demande de se libérer des liens qui retiennent le moi loin de lui-même, en accomplissant de la manière la plus efficace possible un certain nombre d'actes et non plus seulement de gestes empreints de gratuité : l'acte sépare le héros de l'homme. Poésie pour pouvoir. D'où la dominante des verbes d'action du premier groupe. La poésie paie son tribut à la volonté, à l'agir. Toujours agir avant de savoir . L'être doit se constituer. S'il a été crée, il lui reste à se créer, à se parfaire et d'une certaine manière à s'inventer. Le poète est celui qui trouve, invente, crée de toutes pièces une issue originale. Aucun essentialisme, un existentialisme. Le premier moment est celui de la libération effective, de l'arrachement. On retrouverait cet acte dans Le chêne, suivi d'un même élan, vertical ici : Donc, je l'arracherai, racines et feuilles mortes, et en l'air ! Le moi tranche le noeud gordien de son cordon ombilical pour rejoindre un état qui est tout à la fois futur et antérieur, qu'il a connu, dont il a été séparé et qu'il entend -c'est le sens de son effort- retrouver. Espace nourricier qui peut être celui de la naissance comme celui d'un futur à retrouver. Le je est un je séparé, encore loin de ce qu'il entend obtenir. Il demande aux choses autre chose que les choses. Le poème mime ce parcours idéal vers la réalisation de soi par soi. La constance de l'effort est un point essentiel. Le moindre relâchement, le consentement le plus minime à l'être serait un refus de la tâche amorcée, un reniement. Il signifierait l'échec de l'entreprise. D'habitude perçu comme un être de l'éparpillement, du discontinu, le clown vaut au contraire par la fermeté avec laquelle il réalisera son projet existentiel, l'établira dans la durée. Plus encore que la franchise du propos, ses points-force seront une hardie résolution, une sorte de courage . et la constance avec laquelle il pourra ostinato rigore mener son projet comme il l'entend, et sa barque à bon port. Au terme d'un renversement, le clown peut alors s'appréhender aussi bien par ses qualités que par ses manques.

Devenir soi, c'est partir par un acte fondateur qui épouse la liberté romantique du départ vers les mers, espace naturel, métaphore liquide de la liberté. La forme du voyage (au sens anglais de traversée maritime) est la plus spacieuse, la plus radicale. Le départ vers l'ailleurs des mers est grand et vaste, sans retour. Le pluriel a valeur poétique, il ouvre l'horizon. La tension de l'espace s'organise, définit les bornes où l'aventure s'inscrira. L'ici est vu comme le lieu d'un moins être, peut-être celui de la captivité; l'ailleurs ou l'au-delà comme celui de la réalisation de soi -encore une fois hypothétique. L'ici doit être quitté et l'ailleurs rejoint. Le point à rallier n'a pas de valeur géographique, aucun repère dans un espace qui serait espace des autres, appréhendé, quadrillé et cadastré par eux. Il est irrepérable dans les coordonnées de l'espace ordinaire, encore extrêmement flou, endroit lointain ou même pas. Sans doute parce que le mouvement si rimbaldien de démarrage vaut plus pour l'instant que le cap fixé, le point à atteindre. Il faut d'abord se déprendre d'ici avant que d'aborder ailleurs. Ce qui est simple à énoncer est pourtant quasiment impossible à réaliser.

Dès l'entame, l'accent est mis sur le côté difficile de cet arrachachage .Le départ n'est simple qu'en apparence, comme le dit Magie : ça a l'air simple. Pourtant il y a vingt ans que j'essayais (...) là encore, il y eut des tâtonnements, des expériences; c'est toute une histoire. Partir est peu commode et de même l'expliquer . Rien ne s'obtient d'un seul mouvement. L'anaphore sur un jour, la scansion dysharmonieuse, laborieuse, des r restitue le côté rugueux de l'entreprise. Le r est le pouls, le faufil, la toile de fond sonore, le leitmotive obsessionnel, monophone du texte. On ne cesse d'entendre le bruit de rabot de cette opération de tabula rasa dont la piste recueille la sciure.Sur l'établi verbal, le martélement des r enfonce le clou de clown. Le départ est bien heurté -et à l'image du texte- chaotique. Dans un crescendo qui mime la prise d'élan du navire et débute comme un conte (un jour), l'ordre croissant des groupes (un jour, un jour bientôt peut-être, un jour...) traduit ce départ progressif vers l'ailleurs intérieur. Et ce premier mouvement est celui d'une violence fondatrice, supérieure en intensité au figé, à la colle, au plâtre de l'habitude, à l'état antérieur de l'hébétude. S'il veut exister, le clown doit mobiliser l'ensemble de ses forces dans un projet d'être. Le moi est moins point de départ que point d'arrivée, résultat. L'essence de la pulsion-compulsion sadique est nette dans la séquence des verbes trancher, renverser, rompre, faire dégringoler, la périphrase verbale, quasi onomatopéïque, renvoyant au monde forain . L'être se rassemble, se condense autour de son dessein, le dévoile, le met à nu. La puissance de sa volonté lui est poteau d'angle . Seule, elle lui donnera les moyens de réussir, d'être soi. Le vouloir est la condition de l'être.

La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare, de sauvage. D'où cette contre-attaque, cette révolte contre le déjà établi, engrenage du tigre , baratte ou Barabattes , ordre qui n'est pas celui de l'idéal souhaité mais contrainte, malheur dont se défaire au forceps, se débourber -autre terme michaldien- se désenliser. Le rapport au temps est proche de la relation à l'espace : le présent est comme l'ici à quitter; le futur est comme le lointain point à rejoindre, dans un même acte d'en avant vers l'ailleurs. Le présent n'est pas goûté en lui-même pour lui-même, ce qui serait une concession à l'enchaînement. Il est vu comme point de départ d'une action future projetée puis idéalement réalisée qui éloignerait autant le moi des liens qui le retiennent que du spectre toujours possible d'un réenchaînement. Le présent n'est envisagé qu'autant qu'il héberge le futur proche d'une progrédience, recèle une capacité d'action, un faire central, patent dans le groupe faire dégringoler. La visée scripturale est performative; le mode du texte factitif. La poésie tend vers l'être prosaïque du monde en même temps qu'elle rejoint, par une exemplaire fidélité étymologique, la poiesis. Elle ne se refugie pas dans les rêves, ne se berce pas d'illusions, elle montre le chantier de construction, les coulisses du drame. Une fois de plus elle met l'accent sur l'agir. Agir plutôt que subir (...) Nous ne nous laisserons pas palissader sans rien faire . L'action est la soeur de l'action. Si la poésie passe, elle passe outre, elle outrepasse, se porte, se déporte en avant. Le poète est vigie de l'inconnu. Pour l'heure, on ne s'abandonne pas à l'abandon, on l'abandonne.

L'essence de l'action réside dans sa puissance percussive. La poésie enfonce le clou de clown, se fait à coups de coups, à coups de ridicule, de déchéances . D'un coup (ablatif temporel : soudainement ; ou instrumental : par un coup). L'intensité se cristallise, se fédère autour d'un faire premier qui a une portée dans le réel. A l'ordre séquentiel du passé, s'oppose frontalement un acte ponctuel, aigu, inédit, dont la force active rompra l'ordre ancien. Il est l'essence de la réponse du moi. C'est ce coup axial qui fonde le nouvel agencement de la temporalité, la rendant possible en l'orientant vers un futur où elle peut se déployer. Les actions à venir seront le rappel, l'écho amplifié du tout premier acte fondateur . Elles y renverront.

Pourtant ce premier coup ne saurait emporter la décision. S'il ouvre une voie pour l'insubordination, fore le passage -un passage en force vers un Nord-Ouest intérieur-, indique la direction à suivre, il ne pourra faire l'économie d'une deuxième action, bientôt d'une troisième, ainsi de suite à l'infini Placée sous le signe de Sysiphe , la poésie prête à conséquence, s'ouvre à la mémoire, se fait affaire de suivi. Le point idéal ne se rejoint pas d'un seul coup un seul, il en appelle d'autres. Mais le premier coup porté, de tous le plus violent, indique l'entrée irrévocable dans la sphère de la volte-révolte-virevolte, du refus obstiné, têtu, de la mutation, de la métamorphose. Celle-la même que le clown indique par son costume, toujours susceptible de changer d'apparences . A ceci près que le clown michaldien est plus à envisager sous forme d'essence. Au jeu des accoutrements s'oppose une permanence intérieure. Une base, un socle, un lieu de fondation.

Cette fixité n'est rendue possible que par une réaction. Le moi vaut par sa capacité à réagir, à intervenir directement dans le cours de sa vie pour l'infléchir, le recréer. C'est l'exorcisme, essence de la poésie et de la peinture pour pouvoir : L'exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. Dans le lieu même de la souffrance et de l'idée fixe, on introduit une exaltation telle, une si magnifique violence, unie aux martèlements des mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne et démoniaque _ état merveilleux . L'exorcisme est la forme la plus franche, la plus radicale de l'opération d'intervention. Au nom d'un oui consubstantiel, il dit non, se cabre . La poésie rue dans les brancards. Par le grand combat, le poème refuse l'ordre des choses pour en instaurer un autre en même temps qu'il appelle la création d'un espace autre : l'exorcisme appelle l'exotisme. Cet exorcisme est particulier. Hors de toute visée religieuse - même s'il s'agit d'un texte sur la foi- il faut moins éloigner l'autre que se rapprocher de soi, s'ajointer. Ce sont les autres en moi, leur ombre portée, les constructions passées du moi et plus généralement les figures du surmoi qui sont mises à mal par le massacreur de pères. Au vrai, les relations à l'autre sont peu présentes. Si elles existent, elles doivent être déliées, défaites. L'union à autrui est cariée : tout se passe entre soi et soi.

S'il est en lui, le moi n'en est pas moins à des années- lumière de ce qu'il entend être. Le mouvement lyrique qui prend son essor peut se comprendre comme le parcours d'un faux moi vers un moi plus vrai, d'une fausse identité à une identité plus sure, voire à une absence d'identité. Dans l'ordre dynamique d'un projet, le moi est en route vers un appauvrissement enrichissant, part d'un état pour se diriger vers un autre. Premier mouvement, négatif là aussi : se dépouiller des différentes apparences auxquelles le moi s'est laissé identifier, s'en défaire, rejoindre l'essence. La poésie est l'autre nom de la nudité. Le clown n'est plus du versant du paraître. Le clown ordinaire, dont il convient de le différencier, est lui pure surface mate. Son rapport obligé, presque exclusif à la gestuelle dit assez qu'il est pure extériorité. Toute gravité lui semble interdite par définition. Son être est de ne pas en avoir. On ne la lui demande pas, il nous choquerait en y accédant. Le corps du clown dont il s'agit ici n'est plus cette stricte surface où chacun projette ses fantasmes, ses peurs. Ainsi, aucune référence à son accoutrement, à son costume de scène, à ses accessoires et tout autant à son visage, ce qui serait le rappeler à l'extériorité quand tout désormais se joue, et surtout se jouera, au dedans. Les affaires étrangères sont devenues des affaires intérieures . L'envie d'ailleurs se résorbe en soif du dedans. Dans cet espace du dedans, seul sens du mot pour Michaux, l'appréhension du clown en terme d'intériorité est l'un des enjeux majeurs : ce qui s'appréhendait en surface doit se lire en termes de profondeur, celle d'un parcours existentiel aux enjeux singulièrement graves : il ne s'agit ni plus ni moins que d'être, d'être soi. Être ou ne pas être : il y a quelque chose d'hamlétien dans ce personnage. D'un Hamlet qui se passerait de Yorick, tenterait de le devenir. L'intériorité se creuse, s'approfondit en intimité, elle même définie comme intériorité de l'intériorité. La poésie est le vécu, l'éprouvé de l'âme.

Si les autres ou le monde ne sont pas le point d'application de la déconstruction, c'est qu'il s'agit de se trouver soi, en dehors de tous les repères sociaux : ceux de l'estime, de la réputation. Le rapport aux semblables a écarté le clown de l'essence de son être. Le rapatriement qu'il initie suppose de reconsidérer son rapport aux semblables, en niant leur réalité, qui est d'abord celle de leur nom. L'intérêt qu'il leur a jusqu'à présent accordé se recentre en intérêt de soi pour soi. La vaporisation se mue en centralisation, l'incurie en souci. Le moi se contient dans son continent , gagne en compréhension, ce qu'il perd en extension. L'affranchi, l'insoumis s'accomplit seul.

Le poème est le théâtre d'un sacrifice : les autres sont supprimés, et moins eux que l'influence qu'ils ont pu à un moment exercer sur la conscience, l'adultérant, la faussant. Elle se passe de leur appui C'est dire l'immensité de la tâche : le clown doit tenter de se définir sans un public qui le constitue pourtant comme tel. Entre moi et mon ou mes visages, le visage que les autres me présentent, mon visage social, mon masque, ma personne, ce que les autres attendent de moi. La figure, c'est le visage des autres . L'aire de la piste, le rond de lumière se ramènent désormais à la conscience du moi qui figure la nouvelle scène, l'espace neuf de soi. Le travail d'ascèse, de catharsis est celui de tout le texte. Ce qui était du ressort de l'importance se mue en humilité. . Il s'agit de redescendre, de s'humilier Celle-ci inaugure un nouveau rapport au monde, bouleversant, plus même : un nouveau monde. Pour ce Christophe Colomb, elle sépare le Nouveau et l'Ancien. Elle esquisse le visage de l'avenir . Plus rien ne sera jamais comme avant.

Le procès d'humiliation porte le texte. Il s'agit d'en rabattre, de s'auto-dévaluer. Le moi a été trop loin, ou trop haut.. Il s'est passivement laissé conduire dans un ordre qui n'était pas le sien, qu'il lui faut à présent quitter pour, à tous les sens du terme, revenir à soi, se rallier. Les objets à détruire sont les divers obstacles qui le séparent de lui-même. Ce combattant de l'extrême envisage désormais le monde en terme d'obstacles à lever. Qu'ils aient toujours été est probable, mais le rapport à eux s'est fait radicalement autre. Quelque chose a bougé en quelqu'un. Le moi en a conscience. Valmy ou prise de la Bastille, la poésie signe sa guerre séparée, se mobilise, contre-attaque, affronte la muralité du monde.Elle fait le mur.

Les obstacles sont aussi à l'intérieur du moi. Vaincre les obstacles extérieurs est difficile, pour une bonne part impossible . Mais triompher dans l'intériorité paraît encore plus malaisé . Le terme d'héroïsme s'applique au travail intérieur. Il n'y a d'héroïsme que du moi. Cette visée noble, généreuse, cornélienne, qui ne s'embarrasse pas des idées de gloire ou de gloriole, en sonde la vanité, doit se défaire des apparences pour être. Par une logique complexe, cohérente, le moi est aussi bien l'agressé que l'agresseur, et d'une certaine manière le bourreau d'un certain soi-même. La construction du moi passe par la destruction constructive d'une certaine part de lui, qui peut sembler lui être coextensive. mais qui ne participe pas de son essence. Par un travail d'épure, assez proche de la réduction phénoménologique (réduit à une humilité de catastrophe), où la brutalité n'est que l'envers nécessaire d'une soif essentielle de pureté, le moi crève l'abcès d'être quelqu'un , définit son essence, son identité jusqu'à la non identité, son visage en absence de visages. Réduire au triple sens de remettre en place une fracture , de vaincre et de rapetisser , est le verbe clé du texte. Il y a quelque chose de cartésien dans cette reductio ad absurdum sauf que celle-ci se centre sur l'évidence de l'ego-cogito et non comme ici sur la ligne d'une fuite d'une colonne absente , celle d'un moi troué (G. Picon).

Se dépouiller, quitter tous ses vêtements de circonstance pour être ce qui les lie tous, le corps qui les porte, sans plus. Et rien d'autre. Aller toujours vers le soi. Le moi se dépossède, le roi se dépose. Le lyrisme n'est pas question d'envol. Il n'est pas un mouvement escaladant vers un principe transcendant mais un regret, un retour à un espace déjà connu . Son point d'application a changé. Seule son intensité est maintenue. L'embarquement michaldien est moins voyage sans retour vers une destination hypothétique, inconnue, mystérieuse, que retour vers un espace déjà connu, déjà appréhendé et que le moi a -le terme est moral- déserté. La rosée est nouvelle mais le moi boira à nouveau l'espace nourricier . Si elle peut en paraître moins prestigieuse, moins conforme à l'idéal romantique d'un départ incessant vers l'avant où chaque horizon atteint serait comme le seuil d'un nouveau départ, la navigation est aussi difficile. La forme du voyage épouse celle du nostos ulysséen. Comme lui, elle se déploie sur une mer intérieure. Trouver se sera retrouver. En un sens l'équipée est encore plus pénible : s'il est simple d'aller linéairement d'un point à un autre, il est plus difficile de consentir à revenir. L'en avant qui gonfle le texte et les voiles du navire orgueil est d'un même élan un retour vers un déjà connu dont le moi s'est laissé -il s'en rend compte dans un sursaut- détourner, dérouter. Le dépouillement ne se limite pas à son aspect vestimentaire. Il ne suffit pas d'enlever ses habits pour être nu. Plus loin que les costumes du clown, à la suite de cette traversée des apparences, son vrai visage, nuement, peut-être même une absence de visage. Mais ce non visage ne sera pas celui qu'attend le public pour s'y projeter; il sera voulu par le clown lui-même, désormais seul maître à bord sans Dieu, capitaine d'enfin un destin , libre de divorcer d'avec le malheur . .

Clown est également le moment d'une crise, qui est celle de la conscience révélée elle-même à elle même. La crise est indissociable de la constitution du sujet lyrique comme tel. Extrêmement positive, féconde dans son propos, dotée d'une très forte valeur heuristique, elle vaut comme découverte identitaire, levée des voiles, aletheia., apocalypse. Ses deux valeurs essentielles sont présentes : destruction et révélation , sans qu'il soit aisé de dire laquelle précède, est la condition de l'autre. Les deux notions sont en tous cas inextricables, elles vont de pair. La révélation d'un vrai visage désormais atteignable, et surtout la prise en compte de l'étendue des obstacles qui jalonnent la route qui y mène ne se séparent de leur destruction violente, rageuse. La réalisation de l'aliénation scandaleuse est immédiatement suivie par la définition d'un nouveau but moral, et traduite dans les faits par une action conséquente de modèle épique. Peu de poésies moins contemplatives que celle-ci : le moi se jette à corps perdu vers son but. Il permet par ailleurs de situer ce moment à l'articulation des notions de cosmos et de chaos, du civilisationnel et de l'archaïque . De ce bouscul tellurique des mondes, de cet anéantissement, cette catastrophe., la dégringolade est la traduction burlesque. La genèse poétique s'appréhende par deux notions : chaos et cosmos.

A un cosmos passé, marqué par un accord, une indivision avec le monde, succède un désordre. Celui-ci est lié à l'entrée des autres et de leurs valeurs à l'intérieur de l'enceinte de la conscience. Mais il est tout autant dû à la faiblesse, à l'hubris coupable par lesquels le moi s'est durablement illusionné sur sa propre dimension, sa mesure, jusqu'à croire à sa réalité. Tant que l'on s'en fait une idée vague, imprécise, tant qu'on la dissocie de la liberté, la vie s'accommode de cet état de fait. Ce consensus aux autres, c'est à dire au mensonge, est viable pour qui abdique sa liberté. Il ménage un confort d'être. Il y a dans les formes sociale du on, l'idée que l'un a de soi, quelque chose de rassurant. Avec une passivité déconcertante, il suffit de se laisser aller, de se laisser couler dans le moule d'une identité, d'un nom, bref de croire à soi pour -nous préservons la métaphore maritime- se laisser dériver, porter par la vie quand ce clown est sans nom, sans prénom, sans emploi défini. C'est dire ce que ce cosmos apparent peut avoir de pernicieux, de trompeur, qui troque la vérité pour les apparences (ce qui paraissait m'être, ce qu'on croyait). Ce désordre n'est pas un chaos pour autant. C'est le moi lui même qui le portera à incandescence. Il sera l'homo faber, l'artisan, l'ouvrier de son propre chaos. A la maldonne succède une nouvelle donne. Le désordre sera systématisé de manière radicale (rien que rien, par une totale dissipation, un nivellement parfait). Les valeurs s'inversent : le cosmos apparent est vécu comme menace, péril spirituel quand le chaos est souhaitable par la formidable liberté (de mouvement, d'être, d'action) que, comme l'humour, il génère, rend possible . Sans forcer le rapprochement, le texte est rimbaldien par sa soif de liberté libre, hors de tout conditionnement. Le cosmos (re)trouvé ne se passe pas d'un chaos fécond, d'une genèse qui le porte, dont il est le premier moment. Vivre, ici être, c'est dans une fuite en avant courageuse, s'échapper d'un faux cosmos pour en retrouver un vrai en passant par un chaos libérateur. Le chaos, s'il peut faire peur, ne doit pas effrayer. Il s'agit au contraire d'en saisir la portée, et, l'ayant comprise, de le rechercher avidement comme lieu de vérité. On ne se construit que par sa destruction, on n'a d'identité que celle de son chaos. Ce renversement des mondes compris, il s'agit à présent de tout mettre en oeuvre pour le réaliser. Comment faire, c'est-à-dire comment défaire ? Le premier moment est négatif là aussi. Il faut (le terme est désormais moral : le texte pointe un accés à l'éthique) déconstruire. A aucun moment la construction ne se sépare d'une destruction. Déconstruire le monde c'est se trouver. Le texte est tendu vers le moins. D'où, autre écho du chaos, sa logique catastrophique (une humilité de catastrophe) qui ne contredit pas le mouvement qui le porte. La forme du poème, Jean-Pierre Richard dirait le visage du texte, est celui d'une loi de croissance progressive, puis dans le groupe final, d'un retrait. Clown est écrit entre deux fois le moins, il forme boucle. Sa protase se déploie où son apodose s'éteint. Dans un mouvement selon nous très sensuel, le texte se résorbe, comme si le clown s'était rendu compte que l'enflement de sa parole était une contradiction dans les termes. Le renforcement du mouvement lyrique fait courir au texte le risque de l'éloquence qui, appliqué aux mots, est, comme la rhétorique, l'un des visages de l'importance. Il s'agit bien de devenir moins, moins que rien, encore moins que rien. Le rien n'est rien tant qu'il n'est pas moins que rien . Le mouvement d'étrécissement salvateur est infini, il durera autant que le moi. Celui-ci se fonde en s'effacant, se rejoint en s'oblitérant, fait vibrer sa désappartenance , se désolidarise de sa vie , se place en congé de monde en se tendant vers le bas, le sous-jacent. La liberté viendra par en-bas. Par collusion phonique dans cette idiome de ténuité qu'incarnent, peut-être par l'intercession de Swift, les pérégrinismes anglais, celui aussi de thin man, clown c'est down . On ne se trouve que plus bas, dans une humilité de principe.

Hors de tout contexte religieux, l'humilité est de soi à soi. Il ne s'agit plus de l'humiliation que les autres s'ingénient à me faire connaître, mais d'une éthique, d'une règle de vie à valeur personnelle. S'il est facile d'humilier les autres , il est plus difficile de se laisser humilier, de faire son deuil de son importance. Mais il l'est incommensurablement plus de consentir à s'humilier soi-même, à aller dans le sens inverse d'un instinct de conservation qui nous pousse au rebours à nous développer. Il est beaucoup plus difficile de consentir à faire de soi un clown qu'à devenir un roi. Le geste suppose un renoncement aux acquis du passé et aux fausses promesses de l'avenir, consécutif à l'accès à une nouvelle vision du monde qui ne soit plus contre toute lumière. La vérité se reconnaît à son degré, à son titre en lumière. Tout changement d'attitude au monde, ou de monde, ne peut venir que d'une nouvelle vision. Clown marque la naissance d'un regard, un désenvoûtement, un déconditionnement qui est une allégeance au rien. Il convient de faire le vide en soi, de se défaire de l'intérieur en réalisant que les prétendus acquis du moi n'étaient que les reflets finalement peu glorieux de sa misère (misérables pudeur, misérables combinaisons). Misère de l'homme sans lui.

L'être se reconnaît comme imparfait et se souhaite meilleur. Le volume, la dimension -spatiale ou non-, la hauteur (physique, morale), la mesure sont à rejeter. Il faut insister sur l'aspect paradoxal de cette soif d'identité qui aboutit idéalement à une non identité, comme si le non visage, celui du tableau, était la marque de l'aboutissement de la quête du visage. Le texte est tendu vers la dissipation, l'effacement. Ce qui sera supérieur au rien, le clown ne peut désormais le reconnaître pour sien. Le rien est sa nouvelle mesure, son mètre-étalon, son universel. Désormais les éléments du monde sont envisagés en rapport, en relation avec ce degré zéro de l'être. Ceux qui l'outrepasseront seront renvoyés comme nuls, non avenus. Trouver, c'est toujours lâcher quelque chose d'ancien pour quelque chose de neuf (je lâcherai, j'expulserai). Cet abandon du monde passé, cet appareillage vers l'ailleurs prépare, sans le garantir, l'accès au monde à venir, il en libère la voie. A ce nouvel examen, à cette critique, ce ressassement essentiel, cet octroi farouche, janséniste, sont soumis les réalités qui paraissaient indissolublement liées, assorties., celles qui ressortent du semblable . Ce qui touche de près ou de loin le moi sera ainsi détruit par le mouvement iconoclaste du vandale barbare qui porte la guerre en lui-même (je le renverserai) pour se rejoindre. Dans ce nouvel ordre du moi, sera de l'essence ce qui ne peut être retiré, de l'apparence ce qui peut l'être . Cette automutilation, cette amputation réflexive est brutale. Mais elle a le mérite, par la pureté de son radicalisme même, de serrer au plus près, de clairement définir l'essence du moi. Ce qui s'élève au-dessus du seuil de cette hauteur zéro (à synthétiser par le terme d'importance de constructions ou peut-être de langage ) est tenu pour suspect, ajouté. Le plus petit, l'infime intime, est ainsi le plus proche de la vérité . Plus petit, plus humble, c'est plus vrai. Ce nivellement, cette amputation est une perte. L'être y laisse son crédit social, une image de soi où son ambition et son amour-propre trouvaient à se repaître et qui était une forme de stase. Le rire michaudien ne corrige pas, il change, fait abandonner les positions de trop de contrainte . Rire nous détrône, nous destitue. Le moi entre dans la danse de l'imprévu, de l'inconnu, dans la zone de turbulence du mouvement, synonyme de vie, de rencontre, de trouvaille, de miracle : small is wonderful. Un jeu de sonorités épouse ce processus. Le r, plus que tout celui de rien, crée un espace de liberté déjà dégagé par les formes en dé- (dégringoler, déchéance) et libère de l'ordre du co- (composé, coordonné). Le rien est la vérité de l'être. Dans sa faiblesse, son désarroi, le clown .préfère la vérité à tout, et d'abord à la morale des autres. Cette vérité du rien, traduite par le martélement obsessionnel (rien et rien que rien) et par l'oxymore central du poème (être rien) n'est pas celle des raisons, elle ne ressort pas, ne peut plus ressortir d'une approche logique. Si la démarche de l'irrédentiste est systématique -c'est le prix de son efficacité- elle a renoncé depuis peu à la causalité, choisi l'interrompu, l'impromptu. La syntaxe s'oppose à la parataxe comme la barbarie à la civilisation, comme la logique à l'illogique. Dans un texte où le référent architectural occupe une grande place, mais aussi en contrepoint et par la figure romantique de la ruine ,- ici la ruine féconde- c'est la raison, le monde de l'idée (rapprochée significativement de l'ambition, collée à elle) et l'ensemble de ses constructions, qui est ramené, là aussi réduit, à un enchaînement de fil en aiguille, un ordonnancement stérile. Le texte, ce n'est plus le tissu, c'est le décousu. La poésie, en l'utilisant, dénonce la capacité de la rhétorique, de l'ordre du discours à fonder l'être C'est le sème même de liaison (à soi, aux autres dans le jeu social) qui est rompu, en même temps que s'inaugurent des retrouvailles avec soi. D'où cette perte de l'être hors de ses repères habituels et passés (perdu en un endroit lointain ). Se trouver, c'est au moins pour un temps consentir à se perdre. L'aspect éclaté du texte témoigne de ce principe de court-circuitage , de ce choix de l'instant plus que de la durée, de la fulgurance plus que du continu. Teintée d'ironie, la reprise (mes misérables pudeur, mes misérables combinaisons de fil en aiguille) jette le discrédit sur l'apparence d'une attitude passée qui n'avait de conduite que le nom et n'était qu'un arrangement commode avec le monde, un simulacre d'être, un ersatz, un clone.

Les mots ne suffisent pas, ne traduisent qu'imparfaitement les phénomènes par lesquels se déprendre de soi. Le texte est à lui seul un laboratoire verbal. Cette mise en cause du langage par lui-même est centrale. Sans elle le renversement ne serait qu'illusion, forfanterie. On ne peut toucher à l'ordre du monde sans remettre en cause la validité même du langage, en critiquer la légitimité. Cette autre opération , cette nouvelle stratégie, s'effectue par différents moyens. L'accumulation (verbale- je le trancherai, etc-) ou adjectivale (composée -etc-), la prise de distance dubitative ("de fil en aiguille" -où le poème dans son élan de parole vive s'oppose à la forme figée de l'expression toute faite du prêt-à-dire), l'interrogation philosophique soudaine et hors de propos, déplacée (qu'est ce que la déchéance ? - où la modalité interrogative renvoie à un questionnement plus large sur la dé-cadence au monde), la mise entre parenthèses qui vaut comme distance, instauration d'un ordre propre dans un autre ordre, l'emploi du langage familier plus compère (dégringoler, trouille), le chiasme à l'identique (mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables), etc. Comme l'ensemble du concensus, des constructions sociales, le langage est suspect. L'enjeu est vital, la question frontale : le langage est-il vecteur de vérité ? Il s'agit de miner, de fonder en suspicion la prétention superbe d'un système moins adroit, ductile que la peinture (à moins qu'il ne l'épouse dans la calligraphie). Le langage est particulièrement inapte, inapproprié, maladroit à traduire les mouvances, les fluctuations intérieures, comme si en deçà de cette mesure, dans le sous-jacent précisément, toujours plus bas , le moins que rien où tout se joue, les mots ne pouvaient puiser l'être. L'invention lexicale la plus nette est ce double attelage dissipation-dérision-purgation. Outre qu'il désigne la place centrale de la risée et la déstabilisation propre au ternaire ce groupe soude, associe les trois mouvements d'une trinité nécessaire et pourrait se gloser ainsi : par le rire, le moi tout à la fois dissipe les apparences du monde et se purge des autres et du moi. La triade de mots qui fonde en esprit un néologisme, tourne comme elle peut autour du sentiment qu'elle essaie de dire; sentiment qui participe de chacune des trois notions, ne peut se passer d'aucune, mais ne saurait se laisser réduire à l'une particulière d'entre elles.

Essence de l'humour, de l'exorcisme et donc de l'harmonie, le rire est l'élément essentiel du dégagement / désengagement . Le moi rentre dans le rang infime. Le clown n'est plus celui dont on rit, mais celui qui rit du rire le plus difficile à atteindre: celui que l'on porte à soi-même. Et ce rire n'est pas sourire, ou rire entendu, ou simple rigolade ironique, il engage l'être entier dans sa corporéité, dans son bas corporel, il est risée total, perte de la retenue . L'humour s'élargit, s'approfondit à la dérision de soi par soi. Le rire est l'adjuvant de cette démarche, son instrument premier, il ouvre les horizons intérieurs, contrecarre les figures sociales. Il est l'exact inverse de l'importance. Il remet les choses en place, ouvre la temporalité. Sa valeur est bien d'ouverture, d'éclosion heureuse : ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée .

La paronomase, le couple nécessaire risée-rosée, qui appelle en filigrane rasée, est au centre de la tentative d'être. Les termes sont synonymes. Par continuum, par ricochets de r, le rien de la ruine, du rire, offre la rosée, seule touche de couleur dans le texte. La risée appelle l'aurore au doigts de rosée. Par elle, autre terme rimbaldien, le poème, introduisant un sème essentiel, se fait promesse de fraîcheur . La ferveur donne sur la fraîcheur, l'humilité sur l'humidité. La zone de larmes n'est pas la vallée de larmes, elle est libératrice. Les larmes de rire du clown sont à la fois sa rosée et l'eau de son baptême. Le clown s'est fait héros, acteur du film de la rosée.

 

Au total poème et peinture se lisent en regard. Au faîte de son importance, quitte à se quitter, le moi s'absente de son identité pour la rejoindre dans une géographie lointaine. C'est par le déboulonnage des fausses identités, du visage social, mon visage-pour-les-autres; par -le terme est présent dans la conférence de Gide dès 41- la bouffonnerie qu'il peut espérer rejoindre son vrai visage. Le clown reprend alors l'ensemble des figures du cirque, voire du cirque romain : le gladiateur, l'Hercule , l'homme-canon, le magicien (il fait disparaître les autres) Il a la force du lion, le tonus et le punch du tigre. Le texte se dirige vers un autre visage. Il rejoint à sa façon une poésie actuelle, poésie qui délaisse les figures de rhétorique pour se souvenir du visage. Pour autant, cet accès au visage en trace aussi la limite dans la mesure où le texte d'aujourd'hui sonde moins le ou les visages du moi que le visage de l'autre, l'autre visage Il s'agit moins alors de connaître son visage que d'aimer le visage de l'autre. Dans un texte ouvert sur les catégories du proche et du lointain (loin des mers; m'être indissociablement proche; perdu en un pays lointain ), la proximité est à soi. Poésie ou peinture , si les visages entrevus dans les profondeurs sont des visages de l'autre, ce sont toujours des visages de l'autre en soi. C'est dire la distance qui sépare Clown du poème du jour d'aujourd'hui, qui cherche moins le visage du moi que le visage de l'autre, pour s'y trouver, s'y perdre. D'une poésie que nous aimerions dire visagière, qui rêveusement, amoureusement, envisage le visage.