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Jacques Brault

 

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J. Brault
 
 

 

 

En chemin avec Jacques Brault

par Jean-Michel Maulpoix  

 

Il est peu de poètes qui me donnent aussi directement que Jacques Brault le sentiment de tracer dans leur écriture le chemin de vivre. Avec ses creux, ses bosses, ses détours, ses ravines, ce n’est pas un chemin facile… Nous autres, qui y marchons, « poreux et perméables à la souffrance / nous sommes pleins de trous d’espérance / nous croyons encore à la plaine promise.[1] » Autant dire que ce chemin s’ouvre et court à l’intérieur de chacun, aussi bien qu’à travers un pays singulier. Un pays qui est ici de neige, « travaillé de froid[2] » et de « mauvais hiver », un pays qui rudoie la voix plus souvent qu’il ne l’adoucit, mais dont la « banquise neurasthénique » connaît parfois de prodigieux instants de dégel.

 

Dans son introduction aux Poèmes choisis, publiés par les éditions du Noroît en 1996, Yvon Rivard parle de la poésie de Brault comme d’une « sorte de maison ouverte aux quatre vents et que les chemins ne prennent même plus la peine de contourner. » Cette image est belle : elle évoque une demeure qui ne serait que de passage, faite pour qu’y transitent nos vies – puisque chacun de nous ici-bas n’est que l’hôte d’un jour, et pourtant contraint d’aménager une espèce de logis à même l’en allée du temps… Une demeure de mots familiers, où le froid et le vent viendraient eux-mêmes parfois s’asseoir à la table commune afin d’en partager la chaleur.

 

Est-ce pour cela que le poète en vient à ne plus distinguer entre intériorité et extériorité, et à nous parler de l’eau qui coule comme d’une plainte[3], ou du souffle de « bête mouillée » et de la pauvre voix des choses[4] ? Car voilà que dans ses poèmes il accède à « l’intimité du dehors », pour reprendre une autre belle formule d’Yvon Rivard[5], ou qu’à l’inverse il livre à la dureté du dehors sa propre « peau de petitesse », devenue pareille à un croûton de pain ou à « une boîte de conserve à la bouche ébréchée[6] ». La poésie, n’est-ce pas cela : du « temps qui se déplie et s’explique en espace[7] », du temps humain saisi, surpris à même les choses ?

 

« Je ne sais guère que les joies banales du quotidien[8] » écrit Jacques Brault dans le premier texte de Chemin faisant, intitulé « Quelque chose de simple ». Il le répète volontiers : la poésie n’est pour lui ni un état ni un langage d’exception. Ni une extase, ni un ravissement. Plutôt l’épreuve rapide d’une espèce d’imprévu court-circuit entre le vivre et le mourir, entre le très simple, le très proche, et l’épouvantable inconnu de la mort. Car si Brault affirme ne savoir « que les joies banales du quotidien » c’est pour préciser aussitôt : « celles qui font leur musique à cinq sous au creux d’angoisses d’un prix exorbitant. » La périphrase le dit avec discrétion et pudeur : il s’agit de nos vies dans la paume de la mort. Non pas la vie quotidienne hantée ou dévastée par les spéculations vertigineuses de la métaphysique, mais l’existence d’un mourant en chemin parmi ses semblables.

 

Jacques Brault prend dans ses poèmes la mesure d’une condition, la nôtre, et de ses limites, en répétant par exemple, comme en écho au mot d’Arthur Rimbaud, « nous ne partirons pas[9] ». Sa parole nue et fraternelle, nourrie à chaque instant par l’expérience humaine, ne cherche aucune échappatoire. Elle porte ensemble, sur les chemins d’ici, la précarité de son auteur et la conscience du poids de malheur du siècle[10]. Elle dessine, en une suite de croquis rapides, la figure d’hommes noués à leur sol, leurs villes et leurs climats, « assignés à demeure », mais « survolés de chimères croyables[11] », accrochés aux « lambeaux d’inutile éternité »,  aussi bien que « repoussés de terre ». Elle dit la grisaille des rues, les rengaines du temps et le désespoir étriqué[12]. Elle souligne l’épuisement et le renoncement qui menacent. Elle dénombre les douleurs infligées et les oppressions léguées par l’histoire. Tout cousu de cicatrices, l’humain n’encourage guère aux promesses. Et cependant « l’espérance indocile[13] » persiste ; elle insiste dans le poème qui est aussi bien ce lieu où le sujet accuse le coup (de l’angoisse et de la détresse) que celui où il se maintient, se redresse, réinvente et poursuit son chemin.

Ainsi l’écriture de Jacques Brault, si menaçantes qu’en soient les ombres, donne-t-elle vivement le sentiment d’une grande tenue de langue : le poète tient sa langue, il ne se laisse pas aller aux facilités et aux séductions du langage ; mais il est également tenu par la langue et ce sont les mots qui lui permettent d’endurer les contraires; enfin il tient la langue, avec obstination, comme une position à défendre…

 

Même lorsqu’il suit un « chemin noir[14] » et en vient à établir sur le désespoir sa parole, le poème « opère ce miracle de reconvertir la douleur et l’ennui en un peu de fraternité[15] », écrit Jacques Brault à propos de Nelligan en qui il salue un trait singulier : sa  poésie « sauve la tristesse ; elle lui évite de choir dans le vague-à-l’âme en la poussant jusqu’à la douleur la plus vivre, c’est-à-dire la plus vivante[16] »

La poésie qui accentue le poids et la valeur du langage est une forme de l’attention et de l’intensité ; elle conjugue la ferveur avec l’inquiétude. Elle amplifie, elle enfièvre la sensation d’exister. Elle est une concentration de la colère et de la parole commune. Si elle « se cache dans la prose des jours[17] », ce n’est pas comme une surprise heureuse, un émerveillement rare, mais comme une vérité qui s’impatiente, qui réclame et qui brûle…

Pourtant, ainsi qu’en témoigne, entre autres, le premier texte de « Chemin faisant », Jacques Brault conserve de la poésie une conception simple et vivante : « la poésie (…) ne vit que du bonheur de vivre, comme de l’innocence d’être au monde[18] », écrit-il. Et il entend cette « innocence d’être au monde » non pas comme  une absence de pêché ou de savoir, mais comme le fait d’être venu là « sans raison aucune », stupéfait, désireux de saisir, de comprendre, de « gagner le pain quotidien, celui d’une liberté modeste et désinvolte, celui du bonheur tout simple de vivre un peu avant de mourir.[19] »

 

Il faut au poème un certain courage pour endurer les discordances et aller parmi les contradictions chercher son harmonie. Ainsi travaille-t-il aussi bien à « intégrer l’idée de la mort à l’existence[20] ». Point d’apprentissage de la vie qui ne soit une leçon de précarité et de finitude. On écrit aussi pour apprendre, comme Saint-Denis Garneau, à « mourir de soi-même tranquillement ». Faute de pouvoir vivre sa vie, au moins ne pas se laisser voler sa mort. Car il est « terriblement difficile de mourir en toute nudité, de mourir pauvre et tranquille, sans justification et sans procès de canonisation ou d’infamie.[21] » Difficile de s’en tenir, sans béquilles d’aucune sorte, à la claudication de notre condition. Difficile de retourner la parole trompeuse du poème en une parole de vérité.

 

« Juste de vie, juste de voix » : c’est par ces mots de Philippe Jaccottet, en forme de devise et d’injonction, que je voudrais conclure ces quelques réflexions rapides qui ne prétendent, je le répète, à rien de plus qu’à saluer Jacques Brault en faisant écho à sa voix, telle qu’en chacun de nous familièrement elle se propage.

 

Jean-Michel Maulpoix

 

 

 



[1] Poèmes choisis, éditions du Noroît, 1996, p. 29.

[2] Id., p. 57.

[3] Id., p. 30.

[4] Id., p. 37.

[5] Id., p. 13.

[6] Id., p. 73.

[7] Id., p. 59.

[8] Chemin faisant, éditions Boréal, 1994, p. 15.

[9] Poèmes choisis, opus cit., p. 55.

[10]  Voir par exemple à ce propos le poème « Mémoire » dont le titre, lui aussi, fait songer à Rimbaud.

[11] Id., p. 55.

[12] Id., p.32.

[13] Id., p. 39.

[14] Id., p. 68.

[15] Chemin faisant, p. 126.

[16]  Id., p. 125.

[17] Poèmes choisis, p. 14.

[18] Chemin faisant, p.14.

[19] Id., p. 111.

[20] Id., p. 69.

[21] Chemin faisant, p. 140.