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  Réincarner Henri Michaux ?

 

 

Le 19 octobre 1984, disparaissait Henri Michaux. Dix-neuf ans plus tard, les éditions Gallimard publient la première biographie qui lui soit consacrée : un lourd volume de 752 pages, dû aux soins de Jean-Pierre Martin.

Pareil « essai biographique » n’allait pas sans difficultés : comment raconter la vie d’homme de celui qui rêvait « d’être agréé comme plante » ?

 

 

par Jean-Michel Maulpoix

 

Article publié dans le n° 866 de La Quinzaine littéraire

 


  • JEAN-PIERRE MARTIN : Henri Michaux, Gallimard éd., 752p. 31,50 €

  • PHILIPPE BONNEFIS : Le cabinet du Docteur Michaux, Galilée éd., 264p. 30 €

Le biographe, Jean-Pierre Martin, connaît bien son auteur : il lui avait consacré en 1984, une importante étude, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, publiée aux éditions José Corti. Universitaire, et écrivain lui-même, il était averti du danger couru par son entreprise, voire de son caractère « sacrilège » : Michaux l’excentré s’était voué sa vie durant à effacer ses traces, aussi bien qu’à mettre plume et pinceaux au service d’une pluralité de fantômes intérieurs dont aucune biographie ne serait jamais à même de fixer le portrait… En multipliant les lignes de fuite, son œuvre entendait prendre à contre-pied la chronique ordinaire de la vie terrestre et la fable des origines…

Prévenu, mais non découragé, Jean-Pierre Martin s’est mis au travail.  Sachant la phobie de Michaux pour toute espèce de fixation, il a pris le parti de restituer scrupuleusement, au fil de sa vie même, les péripéties de sa mobilité. Dans un « Avertissement » habile, il prend la précaution de présenter comme une possible fiction l’histoire reconstituée de « celui qui porta malgré lui le nom d’Henri Michaux ». Pour couper court aux malentendus, deux initiales désigneront le poète tout au long du livre : « HM », signal amenuisé « d’une silhouette quasi idéogrammatique ». « Réincarner HM », tel fut cependant le projet de JPM : rendre un corps biographique posthume à cet inventeur saugrenu dont la barbarie interne était parvenue à dissoudre les traits.

Pour mener à bien cet ouvrage, Jean-Pierre Martin a tiré parti d’une récente augmentation de la « masse documentaire » relative à Michaux. Si celui-ci brûlait ses lettres, il n’en allait pas de même pour ses interlocuteurs qui, depuis 1984, se sont peu à peu décidés à ouvrir leur « armoire aux secrets ». Et, puisque les témoins ne sont pas rares qui ont rencontré ce poète, décrit à tort comme un introverti, ce sont des centaines d’anecdotes qui ont surgi de toutes parts pour préciser son histoire et sa figure.

Première surprise ! Elle est de taille : dans la biographie de l’écrivain le plus secret de ce siècle se presse une foule aussi nombreuse et cosmopolite que les créatures fictives qu’il avait naguère inventoriées dans sa Grande Garabagne ! Étrange éphéméride et frénétique répertoire, où se télescopent les êtres et les lieux, comme se sont aussi bousculés en foule les signes, les traits et les taches sur les grandes feuilles blanches que Michaux disposait sur une table devant le garage de Meudon pour se « désencombrer » ! S’ils sont fidèles au « transitoire » de l’auteur et nous permettent de vérifier qu’il est passé par là, ces témoignages apportent aussi bien la preuve que nul ne peut en définitive « retirer son être du piège de la langue des autres ».

C’est à coup sûr « l’image convenue d’un poète à l’écart de tout, replié sur lui-même » que cette biographie met à mal. L’homme Michaux était plus affamé d’autrui que Michaux l’écrivain. Moins fatigué, moins troué, moins honteux que sa plume ne le laisse entendre. Ou plutôt cette biographie nous aide-t-elle à mieux comprendre comment force et faiblesse s’articulent l’une à l’autre, jusqu’à paraître réversibles, chez celui qui se définit simultanément comme un « inventeur » et comme un « imbécile » : « Je ne comprends rien de ce que disent les gens, les auteurs. Il faut que je refasse tout dans la tête. / C’est pénible mais c’est peut-être cela l’invention et l’originalité. »

Très tôt, colère et paradoxes sont en place. Une fois quittée la Belgique où il étouffe, Henri Michaux fait en 1924 ses débuts littéraires parisiens sous la houlette généreuse de Jules Supervielle que sa bizarrerie impressionne et qui voit en lui « le prince de la singularité ». Depuis deux ans déjà, il a commencé d’écrire en Belgique « ce qui ressemble à de la poésie », mais il lorgne vers le roman, pratique la dérision et le pastiche, et se découvre essayiste, en vérité plus désireux d’expérimentation que de poésie. Sollicité par une multiplicité de démarches où l’imagination « non conforme » fait bon ménage avec la pensée expérimentale, il s’avère interdit de lyrisme : « je suis trop sur une patte comme un héron »…

Le surréalisme ne l’intéresse guère : l’automatisme est à ses yeux « de l’incontinence ». Se voulant irrécupérable, il ne s’allie pas, écrit des « histoires en style cursif », craint la « pensée cul-de-sac », et excelle dans le laconisme. Michaux l’inventeur vit alors chichement, de menus travaux qui l’ennuient. Il peine à tenir en place et court les chambres d’hôtels : il voudrait « être vaste » et se rebiffe durement contre le médiocre.

L’un des intérêts de la correspondance et des nombreux témoignages recueillis par Jean-Pierre Martin est de restituer, autour des débuts littéraires d’Henri Michaux, un entourage et un contexte.  Ainsi se trouve rapidement mise en évidence la tension qui ne cessera de parcourir son œuvre entre le retrait et l’intervention, la participation et la grève, comme entre dormir et se réveiller ou entre le côté des taches et le côté des traits. Celui qui d’emblée déclarait « moi je me fous, tu le sais, de la littérature » est aussi celui qui dès 1926 rejoignit ce cœur de la vie littéraire parisienne qu’était alors la N.R .F où Jean Paulhan devint un interlocuteur privilégié.

Autant qu’en anecdotes, cette biographie fourmille en paradoxes dont l’œuvre seule détient la solution. On y redécouvre très souvent Michaux « entre centre et absence », jouissant de se perdre dans la foule indienne, puis se « repaysant » chez quelques amis, avant de refaire ses valises, ou de lier sa vie à une « femme-lierre » dont pourtant l’amour était « une atteinte à l’intégrité de son système »… Avec autant de patience que de scrupules, le biographe tient la chronique des fureurs et des apaisements, des mouvements et des moments, des fuites et des stations. Il redouble en petits faits vrais, parfois en hypothèses, ce que nous connaissions en poèmes, fragments de proses ou brefs récits. Ainsi Michaux reprend-il corps… Mais comment ne pas regretter de voir ainsi s’épaissir  d’anecdotes, cette silhouette de « thin man » dont on aimait qu’elle fût une ombre ? De celui dont la vie terrestre ne pouvait être qu’une « apparence », sans doute aurait fallu pouvoir n’écrire que la chronique de ses rages de dents !

 

***

 

Dans Le cabinet du docteur Michaux, Philippe Bonnefis s’est intéressé pour sa part au fourmillement de ses signes peints. Idéogrammes, pictogrammes ou sténogrammes, sortant tous du « type homme » pour se mélanger d’animaux et de plantes, ce sont d’invraisemblables « pattes de mouches » aux « jambes surnuméraires » qui se livrent sur le papier à des pantomimes endiablées. L’important, ici, est l’élan, plutôt que la forme : les « milliers de départs » d’une vie impulsive, « saccadée, spasmodique, érectile ». Autant dire quelque chose comme une contre-biographie, une condamnation sans appel de l’appartenance et de la ressemblance : « échapper, échapper à la similitude, échapper à la parenté, échapper à ses semblables ». Selon Philippe Bonnefis, l’œuvre de Michaux « se guérit de sa schizophrénie par l’hystérie » : la multiplication y réplique à la division, une lisibilité brouillée s’arc-boute contre la désastreuse « fable des origines ».

Réincarner Michaux ? Comment cela se pourrait-il, lorsqu’à ce point son corps est « à rallonge », à machines, à tiroirs, à secrets, à facettes et à répétition » ? Lorsque le « moi » lui-même, dans la peinture ou la fiction, se présente innombrable ? Désobéir aux formes, voilà ce qui occupe Michaux, « pour casser / pour contrer », pour « rire dans le brasier ».

En rapprochant l’ouvrage de Jean-Pierre Martin et celui de Philippe Bonnefis, on ne peut qu’être frappé, en dépit de la divergence des approches, par un curieux point commun : tous deux mettent en lumière autour d’une même figure divisée, une foule, l’un en accompagnant sa solitude de quantité de témoignages, l’autre en feuilletant le vertigineux catalogue des « dessins cinématiques ». De toute traversée de l ‘œuvre de Michaux, il  restera cette « fièvre de visages » où lui-même a pris soin de faire fondre ses traits.